Cyrano qui fut tout et qui ne fut rien*. Si lui ne fut rien, la pièce fait partie des trois spectacles les plus connus et les plus joués dans le monde, avec Carmen et Hamlet. Beau succès pour une oeuvre qui arrive comme un OVNI à la fin du XIXe, alors que le romantisme est passé et qu’on a maintenant Rimbaud, Mallarmé ou Lautréamont. Au théâtre de la Tempête en ce moment, Cartoucherie de Vincennes.
Cyrano de Bergerac, dernière floraison du drame romantique, apparaît à un moment crucial de l’histoire de France. En 1897, le pays se trouve affaibli par la défaite de 1870. Au plan intérieur, les querelles se multiplient à propos du rôle de l’armée ou de l’Eglise. Par un coup de génie, Rostand produit une œuvre de réconciliation suffisamment riche pour que chacun y puise des motifs de fierté. Les raisons de l’identification étroite entre le personnage-titre et la France ont en fait leur source dans une homologie entre les structures cachées de la pièce et celles de la nation. En dehors de la valeur littéraire, cette homologie explique sans doute le succès sans précédent de ce texte depuis plus d’un siècle et la transformation du héros en un mythe collectif. On peut aller jusqu’à parler d’un complexe de Cyrano qui marque de nombreux habitants de l’hexagone. Ce complexe traduit à la fois l’attachement à l’idée de nation et la difficulté qu’éprouvent les Français à se défaire des valeurs héritées de l’Ancien Régime, en particulier celles qui touchent à l’absolu. Dans les moments où la nation est forte, ce complexe pousse les hommes à donner le meilleur d’eux-mêmes, à explorer des voies nouvelles, à se surpasser, à être tout, à l’instar de leur héros. Aujourd’hui, la conception nationale qui sous-tend l’œuvre de Rostand est battue en brèche par la mondialisation des échanges et la constitution d’une nouvelle entité géo-politique, l’Europe. Pour survivre sur le plan international, le pays doit s’ouvrir et se fondre dans un ensemble plus large. Trop attachés à leur identité nationale, beaucoup de Français éprouvent la tentation, comme Cyrano au cinquième acte, de tourner le dos à la modernité. Faute de pouvoir encore être tout, ils courent le risque de n’être plus rien.
Jean-Marie Apostolides, Cyrano qui fut tout et qui ne fut rien, Les Impressions Nouvelles, 2006
La Généreuse imposture
Deux amis amoureux d’une même femme. Deux timides. L’un court d’esprit, l’autre long de nez. Les deux prétendants avancent donc masqués : Cyrano pour ne pas être vu, Christian pour ne pas être entendu. L’un pour obtenir une entrevue, l’autre un entretien. Car Roxane a succombé à la beauté d’un corps : Christian et elle ne se sont vus qu’au théâtre, ne se sont jamais parlé, mais elle aime qu’on lui parle d’amour avec esprit ; la séduction est aussi affaire de langage et de jeu. Affaire de poète.
Cyrano, c’est tout le théâtre : amour du geste, amour du mot, goût pour l’excès, le panache. Le monde n’existe que pour aboutir à une belle scène ! À l’illusion native de l’amour, que suivrait fatalement un refroidissement du cœur, Cyrano va donc substituer une séduction plus puissante encore : l’illusion théâtrale, ‘Illusion Comique’, disait-on au temps de Corneille. L’un écrira le rôle, l’autre fera l’acteur. Et Roxane ne sera pas désillusionnée.
C’est l’histoire d’une passion – qui va jusqu’au sacrifice – pour l’inaccessible étoile. C’est l’histoire inquiétante d’un arrangement entre deux hommes, d’une généreuse imposture qui fait que Cyrano souffle les mots et que Christian cueille le baiser de Roxane. Mais un soir l’acteur reste sans voix, l’auteur connaît la tentation d’entrer en scène. Amant invisible, Cyrano n’est alors qu’une voix dans la nuit mais ses mots font trembler Roxane du corps à l’âme.
C’est avec la nuit encore, et avec la mort, que viendra la lumière, que se déliera le pacte des deux timides, que la généreuse imposture deviendra révélation et élévation de l’âme, rendant à chacun sa vérité. Comme l’oiseau qui s’envole dans le rougeoiement crépusculaire, celui du théâtre : entrevue et entretien amoureux.
Gilles Bouillon, Bernard Pico
Gilles Bouillon sur amour et travail
Ce Cyrano dans Le Point : « À la Comédie-Française, le Cyrano mis en scène par Denis Podalydès, avec Michel Vuillermoz dans le rôle-titre, avait laissé une empreinte durable. Cette version signée Gilles Bouillon nous embarque tout autant. »
Sheila Louinet, critique dans Les Trois Coups : « l’entrée de Christophe Brault est tonitruante… A part un peu d’embonpoint, il ne lui manque rien… Un Cyrano qui excelle… Du pain béni que cette pièce qui se joue en ce moment au théâtre de la Tempête. » Béni, vous avez dit béni ? Sévère pour Roxane quand même, moi j’ai bien aimé. Mais c’est vrai qu’à la mort de Christian, ça passe pas.
* Philosophe, physicien,
Rimeur, bretteur, musicien,
Et voyageur aérien,
Grand risposteur du tac au tac,
Amant aussi – pas pour son bien ! –
Ci-gît Hercule-Savinien
De Cyrano de Bergerac
Qui fut tout, et qui ne fut rien.
(Cyrano compose sa propre épitaphe, dernière scène)
Étiquettes : Anne-Marie Jelonek, Bergerac, Bernard Pico, Carmen, Cartoucherie de Vincennes, Christophe Brault, Cyrano de Bergerac, Denis Podalydès, Edmond Rostand, Gilles Bouillon, Hamlet, Jean-Marie Apostolides, Lautréamont, Mallarmé, Michel Vuillermoz, Rimbaud, Sheila Louinet, Théâtre de la Tempête
24 novembre 2010 à 12:54 |
Chacun a sans doute ses vers préférés de la pièce, j’aime bien ceux-là :
et ce soir, quand j’entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu
26 novembre 2010 à 19:52 |
Un passage qui est toujours coupé, c’est la rencontre de Cyrano et D’Artagnan dans la première scène, après le duel. Rostand a voulu rendre hommage à Dumas :
CYRANO
À la fin de l’envoi, je touche.
Acclamations. Applaudissements dans les loges. Des fleurs et des mouchoirs tombent. Les officiers entourent et félicitent Cyrano. Ragueneau danse d’enthousiasme. Le Bret est heureux et navré. Les amis du vicomte le soutiennent et l’emmènent.
LA FOULE, en un long cri
Ah ! …
UN CHEVAU-LÉGER
Superbe !
UNE FEMME
Joli !
RAGUENEAU
Pharamineux !
UN MARQUIS
Nouveau ! …
LE BRET
Insensé !
Bousculade autour de Cyrano. On entend
…Compliments… Félicite… bravo…
VOIX DE FEMME
C’est un héros ! …
UN MOUSQUETAIRE, s’avançant vivement vers Cyrano, la main tendue
Monsieur, voulez-vous me permettre ? …
C’est tout à fait très bien, et je crois m’y connaître ;
J’ai du reste exprimé ma joie en trépignant ! …
Il s’éloigne.
CYRANO, à Cuigy
Comment s’appelle donc ce monsieur ?
CUIGY
D’Artagnan.
30 novembre 2010 à 03:31 |
sympa la rime d’Artagnan/trépignant 🙂 Je suis sûre que Dumas aurait adoré !
30 novembre 2010 à 07:01 |
🙂 oui, ça m’avait plu aussi.
8 février 2011 à 17:30 |
En tournée en ce moment, voir ici :
Cliquer pour accéder à Tourn%C3%A9ee-Cyrano-2010-2011.pdf
8 février 2011 à 17:31 |
Critiques :
http://www.cdrtours.fr/?page_id=160
8 février 2011 à 17:35 |
« Salle debout, à Tours, où la pièce a été créée, salles combles à la Cartoucherie de Vincennes durant trois semaines, une tournée prolongée jusqu’à l’été et des murmures de Molière… Christophe Brault, qui joue Cyrano dans une mise en scène réjouissante de Gilles Bouillon, tente de garder la tête froide devant la « cyranomania » qui s’est installée. « La star, vous savez, c’est Cyrano », précise le comédien une fois délesté du célèbre nez. Il n’oublie pas les conseils de Michel Bouquet, l’un de ses profs au Conservatoire, qui répétait que les grands personnages sont toujours plus forts que leurs interprètes. Car « le plus exquis des êtres sublunaires » est tout simplement un « monstre », le rôle le plus lourd du répertoire européen. Mille cinq cents vers à lui seul ! Plus bavard que Hamlet, que Christophe Brault connaît bien. Habitué aux textes-fleuves – Noëlle Renaude a écrit pour lui Ma Solange, comment t’écrire mon désastre, Alex Roux -, le comédien sait fluidifier ces cascades d’alexandrins. Il excelle surtout à rendre le personnage créé par Edmond Rostand aussi fougueux que fragile, aussi empanaché qu’empêtré. Il joue de cette langue « baroque, grotesque, drôle, parfois imparfaite » et sait en faire jaillir toute la formidable poésie. Et quoi de plus précieux qu’un poète aujourd’hui ? » Anne-Marie Jelonek