Jean-Paul Roux, dans son Petite Planète sur la Turquie, fait appel à la littérature, pour évoquer les liens avec la France :
Le goût du XVIIe pour les turqueries offre de nombreuses ressources. Scudéry et sa soeur font paraître un roman à succès, Ibrahim ou l’illustre Bassa ; Rotrou fait parler turc un des ses personnages ; Lulli offre à la cour un Récit turquesque ; Racine prétend étudier dans Bajazet les intrigues du sérail ; Molière invente son « grand Mamamouchi ». On se garde néanmoins de rappeler que François Ier souleva un immense scandale (lors de son alliance avec Soliman le magnifique) ; que Scudéry révéla une Turquie de fantaisie ; que Bajazet ne fut qu’un prétexte; Le Bourgeois gentilhomme une moquerie. Et puis il y eut Lamartine, Loti, Claude Farrère ! Avec ces grands turcophiles, on se sent plus tranquille.
Curieuse coïncidence, Claude Farrère ! Pour quelqu’un qui habite avenue Claude Farrère… En outre, il s’agit d’un marin, auteur de nombreux romans et d’une histoire de la marine française. Marin et Académicien, battant Paul Claudel sur le fil en 1935. Claude Farrère s’est rendu souvent en Turquie, on le voit ici à Izmit, avec Mustapha Kemal, en 1922, en pleine guerre d’indépendance. Il a une rue à Istanbul, Klodfarer caddesi, à côté de celle de Pierre Loti (Piyer Loti) près de Sainte Sophie. Alain Quella-Villéger, dans la seule biographie sur Farrère*, décrit cette rencontre (p. 237-240):
Si Claude Farrère a généralement présenté ce voyage turc comme une promenade d’amitié et de conférences sans aucun caractère officiel, nous savons bien qu’il n’en est rien. Le véritable but du voyage, tenu secret, est une rencontre avec Mustapha Kemal en personne.
A l’aube du 18 juin, discrètement, sans que le haut-commissariat britannique en soit informé, Claude Farrère s’éclipse pour aller voir chez eux les «Turcs libres». C’est à la demande du général Pelle qu’il se rend en Anatolie. Un destroyer français le conduit, à travers le blocus anglo-grec, puis une auto militaire jusqu’à Ismit. Kemal s’y trouve alors pour inspecter ses troupes du front. Claude Farrère arrive à dix heures du matin. Ici, la visite n’est plus un secret. La foule s’amasse pour crier des Yachassim Francia («Vive la France»), et l’on conduit le romancier jusqu’à un petit konak du quartier général. Le Ghazi (le Victorieux) est là : «L’ouvrier ressemble à l’œuvre. Une tête à la fois longue et forte — le front démesuré, avec des plis profonds qui soulignent la pensée ; la mâchoire terrible d’énergie : les yeux bleus comme deux glaciers ; — voilà ce qu’on aperçoit d’abord. Une incroyable maîtrise de soi ; une volonté que rien ne plie : enfin, la plus patiente et la plus fine puissance d’attention et de réflexion ; — voilà ce que révèle ensuite le visage, tellement immobile qu’il fascine. » Farrère est subjugué par celui qui dirigera bientôt la Turquie moderne, de 1923 à 1938.
Pour l’instant, il n’est qu’un rebelle auquel l’Europe s’intéresse de plus en plus. Claude Farrère lui remet plusieurs messages dont il a la charge. On déjeune. On parle boutique : armée, avenir turc, gastronomie. L’après-midi, l’auteur de L’homme qui assassina visite Ismit, évacuée par les Grecs un an avant, et les troupes. A l’heure du thé, Mustapha Kemal fait un discours public. La cigarette aux lèvres, il exhorte la foule à ne pas se soumettre, proclame sa confiance en une Turquie qui ne sera pas esclave, et honore Claude Farrère de paroles louangeuses pour «le véritable et sincère ami de la Turquie», pour sa «voix obstinée, et rien qu’une qui s’élevait jusqu’aux cieux». Pierre Loti n’est pas cité. Pierre Loti est presque mort ; vive le Farrère version 1340 de l’Hégire (1922)…
L’escapade kémaliste n’est pas finie. Un train spécial conduit dans la nuit le Ghazi et ses hommes à Adabazar (Ada-pazari), via Bujuk Déré, Sapandja et Arifyé, pour une tournée d’inspection. A chaque gare, réception par les autorités, fleurs, fruits, petites filles et discours. Dans le train, Claude Farrère s’enhardit à quelques questions plus graves : l’état de l’armée, la durée de la guerre, la question financière. Kemal affirme que la guerre ne coûte pas cher aux nationalistes. Farrère sait bien que l’argent soviétique n’a pas d’odeur pour une rébellion à maints égards traditionaliste. Un interlocuteur sur le Tadla ne lui a-t-il pas cité ce proverbe tcherkesse : «L’homme qui tombe dans un puits se raccroche même au serpent » ?
Voici Adapazari, 19 juin. Voie ferrée. Foule. Ovation. Inspection. Fantassins. Cavalerie. Claude Farrère peut s’en retourner tranquille. Il ne s’agit ici ni de bluff, ni de parade. On est en guerre, on va se battre, on vaincra. Kemal reste.
Au seuil du wagon officiel, le Ghazi lui serre la main et lui donne sa cravache de la bataille de la Sakharia. Farrère repart par le même train, vide cette fois. Ismit. Bateau du retour. Avant minuit, Farrère est à Istanbul. Ni vu ni connu, ou presque. Il ne restera plus au colonel Mougin, représentant officieux de la France à Ankara depuis mai, qu’à achever le rapprochement franco-turc (le général Pelle rencontrant Atatürk en septembre).
Le lendemain, Farrère consacre sa journée à ses amis français, et à rendre compte de ses entretiens aux milieux politiques et militaires. Il fait ses adieux officiels à la ville le 21, est reçu une seconde fois par le sultan et par le prince héritier le 22, et rencontre quelques hommes politiques turcs séduits par le «rebelle» d’Anatolie qui «s’apprête à sauver la Turquie». Il ne lui reste plus qu’à plier bagage, à faire ses adieux. Alphonse Cillière, ambassadeur de France alors absent, qui a connu Claude Farrère du temps du Vautour, confirmera à Pierre Loti que la Turquie a fait au romancier une réception enthousiaste, «qui s’adressait à vous, plus même qu’à lui» (21 décembre 1922).
Le 23 juin, Claude Farrère quitte Istanbul. S’il faut y arriver par bateau, comme à Venise, pour la beauté du spectacle, il vaut mieux, juge-t-il, en repartir par chemin de fer « afin de s’arracher d’un seul coup, comme on essayerait de mourir». Le Simplon-Orient-Express l’emporte vers Paris via Andrinople, Sophia, Belgrade, Zagreb, Trieste, Milan, Lausanne et Dijon.
Quatre jours de sleeping avant de filer droit à La Baule où sa femme a loué une villa depuis le 1er juillet, pour savourer l’été 1922, la lune de miel qui dure encore, le repos mérité, et écrire. Il est revenu chargé de cadeaux, dont une somptueuse aiguière de bronze doré offerte par la ville de Constantinople, une écritoire turque d’argent, d’ivoire et d’or et, le plus symbolique de tous, la cravache personnelle de Mustapha Kernal. Il rapporte aussi, pour Pierre Loti, un paravent brodé par des orphelines turques. Il écrit Turquie ressuscitée, qui paraîtra dans Les Œuvres libres en décembre 1922 (mais ne sera en volume sur les rayons des librairies qu’en décembre 1930).
Claude Farrère réserve ses articles « à chaud » pour Le Gaulois où il dresse le 18 juillet le portrait du « Grand inconnu », en riposte notamment à des articles fielleux parus auparavant : « II est terrible qu’un journal français comme Le Gaulois publie un tel filet, tissu de mensonges d’abord, et ensuite absolument contraire à tous les intérêts de la France et à toute notre politique là-bas. C’est contre des cas de ce genre que Pelle m’a supplié d’intervenir» (à Yvonne Segalen, vers le 16 juillet). D’autres voyageurs de l’été 1922 font comme lui : le journaliste Jean Schlicklin dans Le Petit Parisien, le général Townshend dans Le Temps. Farrère rend compte à Pierre Loti : «Jamais l’amitié franco-turque n’a été plus ferme et plus chaude. J’arrive de Turquie, vous le savez, où j’ai entendu crier jusqu’au fond de l’Anatolie « Yashahsim Loti ! Yashahsim Francia », par toutes les bouches (…). Commandant, vous qui jamais n’avez daigné faire de la politique, vous avez là rendu à la France le plus grand et le plus politique des services» (17 septembre).
En Turquie pourtant, ce voyage triomphal de 1922 n’a pas été du goût de tout le monde. Un journaliste turc, Nizamettin Nazif Tepedelenlioglu, s’en prit, dans Yeni Hayat (publication animée par le poète Nazim Hikmet), à Loti et Farrère, pour lui «étranges amis». Le second lui paraît un hypocrite criant à Istanbul « Vive le sultan !» et à Ismit « Vive le général ! » (oubliant d’ailleurs qu’à cette époque Mustapha Kemal n’affichait aucune hostilité contre le sultanat). Farrère ne se contredisait donc pas, mais le journaliste alla méditer sur ce point devant la Cour martiale de l’Indépendance : « Votre attaque contre Farrère est la preuve de votre trahison», lui dit alors le procureur. Le journaliste fut acquitté, mais cela place assez haut le caractère emblématique de la personne de Farrère en ces temps d’amitié franco-turque.
L’action turcophile continue de plus belle. Claude Farrère et Berthe Gaulis obtiennent de Pierre Loti sa signature — son dernier acte public, d’ailleurs — pour un appel aux Turcs et à l’amitié franco-turque qui paraît dans la presse nationale le 27 avril 1923. Obtenir la caution de l’auteur est précieux : Pierre Loti « est une grande enseigne, un énorme pavillon national (…), un atout tout-puissant dans le jeu national» (à Gaston Mauberger, 24 avril). Mais Pierre Loti n’a plus que quelques mois à vivre…
* Alain Quella-Villéger, Le cas Farrère, du Goncourt à la disgrâce, Presses de la Renaissance, 1989
Charles Bargone, alias Cl. F., à droite assis.
NB Une biographie courte de Claude Farrère, et un éloge, est fournie par Henri Troyat dans son discours de réception à l’Académie française. Il a été élu après la mort de Farrère en 1957. Autres posts ici sur l’écrivain.
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4 janvier 2011 à 19:10 |
Le souvenir de Loti aussi est très présent à Istanbul. Et pour ceux qui ont le courage de retourner à ses ouvrages, dont le style a passé comme une image ancienne perd ses couleurs, quel charme dans la rencontre avec Aziyadé, libre et passionnée, ses immenses yeux noirs, sa robe qui bruisse dans le passage obscur où, la nuit tombée, elle se presse pour retrouver son amant… On conjecture que Loti était homo ; en tout cas il nous a peint une turque qui était magnifiquement femme.
Il y a à Istanbul un hôtel Loti, où j’ai résidé avec respect ; on montre sa maison, et celle d’Aziyadé. Nous devrions tous relire Loti et aimer Istanbul.
4 janvier 2011 à 19:26 |
Amusant, un paragraphe plus haut, dans le bouquin, le biographe raconte justement la visite de Farrère à la tombe d’Aziyadé, voilà le passage :
« Pendant son séjour à Istanbul, Claude Farrère s’acquitte d’une mission symbolique. Il se rend discrètement au cimetière de Top-Kapou (aujourd’hui Topkapi Mezarligi) sur la tombe de l’« Aziyadé » (Hatidjé ou Hatice) aimée par Pierre Loti. Il est accompagné par le poète Djelal Sahir, par Erdjement Ekrem bey et par un médecin pédiatre, le Dr Nâmi qui fait le croquis de la stèle verte. Claude Farrère cueille quelques fleurettes qu’il envoie à Pierre Loti, en même temps qu’un tesli qu’un ancien marchand de chapelets a donné à son intention. Les compagnons de Farrère s’engagent à entretenir dorénavant la tombe (aujourd’hui bien endommagée). Djelal Sahir proclame à Pierre Loti que « la chère petite morte fait désormais partie de l’histoire de l’amitié franco-turque sur laquelle elle eut tant d’influence. Et sa tombe modeste est un monument précieux que tout Turc doit pieusement entretenir ». Gaston Mauberger témoigna que Claude Farrère fut rasséréné par ces pieux hommages, mais pour la petite histoire, c’est quelques jours plus tard, dans la nuit du 23 au 24 juin, que Pierre Loti connaîtra une aggravation brutale de son état de santé, de son moral, de sa paralysie. »
4 janvier 2011 à 19:39 |
Farrère avait servi comme enseigne, sur le vaisseau commandé par Pierre Loti, le Vautour, en 1903-1904.
4 janvier 2011 à 19:48 |
Loti a pris une photo de ses officiers d’ailleurs, je la mets plus haut. Claude Farrère est à droite, une cigarette à la main.
4 septembre 2011 à 08:58 |
Merci pour ces informations si précieuses. Désormais à la retraite, je me suis plongée dans l’étude d’une partie de la famille de mon mari et ai découvert ainsi Farrère. Je viens d’acheter qq livres de lui ; je les lirai autrement grâce à vous tous.
4 septembre 2011 à 21:18 |
De rien, bonne lecture !