La littérature française, ce n’est pas rien, et dans cette littérature, un des sommets est bien Le Misanthrope de Molière (1666). L’éternelle guerre des sexes, sans grande histoire, mais plutôt une suite de sketches, soit dix morceaux de bravoure formant un feu d’artifice inégalé. Il y a d’abord la langue, superbe, dans ce français du XVIIe encore plus pur et plus beau que celui des Lumières. Le XVIIIe siècle n’a pas produit de vers ou de pièces comparables à ceux de Corneille, Racine ou Molière, il faut attendre en fait le XIXe pour retrouver une telle profusion.
1. Cela commence par le dialogue entre celui qui accepte de composer avec la société et son temps et celui qui refuse de le faire, dialogue qui n’a pas pris une ride, opposition qui est en fait de tous les temps.
Quoi? Vous iriez dire à la vieille Emilie
Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie,
Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun?
Sans doute.
[…]
On se rirait de vous, Alceste, tout de bon,
Si l’on vous entendait parler de la façon.
2. Il y a ensuite un des plus grands moments comiques, pas du comique de farce des premières pièces de Molière, mais un comique subtil, amené progressivement avec un art sans pareil, et lui aussi sans âge, le sonnet d’Oronte et la dispute avec Alceste, sur les quelques vers que le premier tient absolument à faire partager. Et la chansonnette sur Henri IV : Si le roi m’avait donné, Paris, sa grand-ville…
Au reste, vous saurez
Que je n’ai demeuré qu’un quart d’heure à le faire.
Voyons, Monsieur; le temps ne fait rien à l’affaire.
[…]
Je voudrais bien, pour voir, que, de votre manière,
Vous en composassiez sur la même matière.
J’en pourrais, par malheur, faire d’aussi méchants;
Mais je me garderais de les montrer aux gens.
3. Après une dispute entre Alceste et Célimène, la scène de la médisance, ou comment Célimène dit du mal avec esprit de toutes leurs connaissances (absentes) aux gens rassemblés, les petits marquis, Philinte, Eliante, Alceste.
Mon amour ne se peut concevoir, et jamais
Personne n’a, Madame, aimé comme je fais.
En effet, la méthode en est toute nouvelle,
Car vous aimez les gens pour leur faire querelle;
Ce n’est qu’en mots fâcheux qu’éclate votre ardeur,
Et l’on n’a vu jamais un amant si grondeur.
[…]
On dit qu’avec Bélise il est du dernier bien.
Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien!
Lorsqu’elle vient me voir, je souffre le martyre:
Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire,
Et la stérilité se son expression
Fait mourir à tous coups la conversation.
En vain, pour attaquer son stupide silence,
De tous les lieux communs vous prenez l’assistance:
Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud
Sont des fonds qu’avec elle on épuise bientôt.
Cependant sa visite, assez insupportable,
Traîne en une longueur encore épouvantable;
Et l’on demande l’heure, et l’on bâille vingt fois,
Qu’elle grouille autant qu’une pièce de bois.
4. Puis, la tirade d’Eliante sur l’aveuglement de l’amour que Molière tire de vers presque identiques de Lucrèce.
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable;
La noire à faire peur, une brune adorable;
La maigre a de la taille et de la liberté;
La grasse est dans son port pleine de majesté;
La malpropre sur soi, de peu d’attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée;
La géante paraît une déesse aux yeux;
La naine, un abrégé des merveilles des cieux;
L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne;
La fourbe a de l’esprit; la sotte est toute bonne;
La trop grande parleuse est d’agréable humeur;
Et la muette garde une honnête pudeur.
C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême
Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime.
5. La scène des petits marquis ensuite, épris d’eux-mêmes comme on peut l’être quand on est jeune et qu’on a tout.
Je suis le misérable, et toi le fortuné:
On a pour ma personne une aversion grande,
Et quelqu’un de ces jours il faut que je me pende.
Ô çà, veux-tu, Marquis, pour ajuster nos vœux,
Que nous tombions d’accord d’une chose tous deux?
Que qui pourra montrer une marque certaine
D’avoir meilleure part au cœur de Célimène,
L’autre ici fera place au vainqueur prétendu,
Et le délivrera d’un rival assidu?
Ah, parbleu! tu me plais avec un tel langage,
Et du bon de mon cœur à cela je m’engage.
6. Le duel célébrissime des femmes, un sommet, opposition à fleurets mouchetés, puis ouverte, entre Célimène et Arsinoé.
Et leur conclusion fut que vous feriez bien
De prendre moins de soin des actions des autres,
Et de vous mettre un peu plus en peine des vôtres;
Qu’on doit se regarder soi-même un fort long temps,
Avant que de songer à condamner les gens;
Qu’il faut mettre le poids d’une vie exemplaire
Dans les corrections qu’aux autres on veut faire;
7. Arsinoé propose à Alceste de devenir un courtisan, et de lui faire une place assez douce par ses appuis, il refuse bien sûr, dans une scène dont Rostand a dû s’inspirer pour celle des « Non, merci ! » de Cyrano. Et quand ce dernier dit : « Eh bien ! oui, c’est mon vice. Déplaire est mon plaisir. J’aime qu’on me haïsse« , c’est Alceste à plein qu’on retrouve chez lui.
On peut pour vous servir remuer des machines,
Et j’ai des gens en main que j’emploierai pour vous,
Qui vous feront à tout un chemin assez doux.
Et que voudriez-vous, Madame, que j’y fisse?
L’humeur dont je me sens veut que je m’en bannisse.
Le Ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour,
Une âme compatible avec l’air de la cour;
Je ne me trouve point les vertus nécessaires
Pour y bien réussir et faire mes affaires.
Être franc et sincère est mon plus grand talent;
Je ne sais point jouer les hommes en parlant;
Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’il pense
Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
Hors de la cour, sans doute, on n’a pas cet appui,
Et ces titres d’honneur qu’elle donne aujourd’hui;
Mais on n’a pas aussi, perdant ces avantages,
Le chagrin de jouer de fort sots personnages:
On n’a point à souffrir mille rebuts cruels,
On n’a point à louer les vers de messieurs tels,
À donner de l’encens à madame une telle,
Et de nos francs marquis essuyer la cervelle.
8. Le point culminant de la pièce, comment Célimène retourne Alceste, sa rage et sa jalousie, comme un gant. Le grand art et la finesse des femmes face à la charge du taureau.
Que toutes les horreurs dont une âme est capable
À vos déloyautés n’ont rien de comparable;
Que le sort, les démons, et le Ciel en courroux
N’ont jamais rien produit de si méchant que vous.
Voilà certainement des douceurs que j’admire.
[…]
Mais si c’est une femme à qui va ce billet,
En quoi vous blesse-t-il? et qu’a-t-il de coupable?
Ah! le détour est bon, et l’excuse admirable.
Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à ce trait,
Et me voilà, par là, convaincu tout à fait.
Osez-vous recourir à ces ruses grossières?
Et croyez-vous les gens si privés de lumières?
9. Alceste perd son procès et s’en réjouit.
Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
[…]
Non: je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît:
Tout marche par cabale et par pur intérêt;
Ce n’est plus que la ruse aujourd’hui qui l’emporte,
Et les hommes devraient être faits d’autre sorte.
Mais est-ce une raison que leur peu d’équité
Pour vouloir se tirer de leur société?
Tous ces défauts humains nous donnent dans la vie
Des moyens d’exercer notre philosophie:
C’est le plus bel emploi que trouve la vertu;
Et si de probité tout était revêtu,
Si tous les cours étaient francs, justes et dociles,
La plupart des vertus nous seraient inutiles,
Puisqu’on en met l’usage à pouvoir sans ennui
Supporter, dans nos droits, l’injustice d’autrui;
[…]
Non: de trop de souci je me sens l’âme émue.
Allez-vous-en la voir, et me laissez enfin
Dans ce petit coin sombre, avec mon noir chagrin.
10. Retour au grand comique, puis au tragi-comique : la grande scène finale où Célimène se voit mise en pièce par l’accumulation de ses lettres, lues par les petits marquis, chacun « a son paquet » et elle reste, confuse, après le départ des uns et des autres, face à Alceste qui lui propose la fuite dans un « désert », elle refuse, Alceste renonce à la société.
Notre grand flandrin de Vicomte, par qui vous commencez vos plaintes, est un homme qui ne saurait me revenir; et depuis que je l’ai vu, trois quarts d’heure durant, cracher dans un puits pour faire des ronds, je n’ai pu jamais prendre bonne opinion de lui. Pour le petit Marquis…
C’est moi-même, Messieurs, sans nulle vanité.
Pour le petit Marquis, qui me tint hier longtemps la main, je trouve qu’il n’y a rien de si mince que toute sa personne; et ce sont de ces mérites qui n’ont que la cape et l’épée. Pour l’homme aux rubans verts…
À vous le dé, Monsieur.
Pour l’homme aux rubans verts, il me divertit quelquefois avec ses brusqueries et son chagrin bourru; mais il est cent moments où je le trouve le plus fâcheux du monde. Et pour l’homme au sonnet…
Voici votre paquet.
[…]
Moi, renoncer au monde avant que de vieillir,
Et dans votre désert aller m’ensevelir?
Et s’il faut qu’à mes feux votre flamme réponde,
Que vous doit importer tout le reste du monde?
Vos désirs avec moi ne sont-ils pas contents?
La solitude effraye une âme de vingt ans:
Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte,
Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte.
Le théâtre du Ranelagh restitue tout cela magnifiquement, on est ému aux larmes à la fin. C’est un bijou de jeu et de mise en scène, sans une seule fausse note, un régal. Le choix des acteurs est parfait, celui qui joue Oronte par exemple est petit, dans les 1,60m, Alceste est assez grand, ce qui accentue l’effet comique à la fin de leur dispute :
Oronte : Mais, mon petit monsieur, prenez-le un peu moins haut !
Alceste : Ma foi, mon grand monsieur, je le prends comme il faut !
La scène du sonnet d’Oronte est sans doute la plus difficile, une mécanique de précision qui permet de juger de la réussite ou non de la représentation, ici ça se déroule comme dans un rêve, annonçant la qualité unique de l’ensemble. La critique est d’ailleurs unanime, la salle aussi. J’avais à côté de moi une adolescente avec sa grand-mère : boudeuse au début, elle riait de plus en plus au fur et à mesure de la pièce, visiblement surprise d’y trouver un tel plaisir. Le génie de Molière, dont le comique et le brillant traversent les siècles…
Alceste enfin, malgré ou grâce à ses airs bourrus et son parler vrai, est très apprécié par ces dames, c’est une sorte de bourreau des coeurs, qui reprend Dom Juan (1665) : il y a Célimène, bien sûr, son amante quasi officielle, mais aussi les autres :
La sincère Eliante a du penchant pour vous,
La prude Arsinoé vous voit d’un oeil fort doux.
Deux sites sur la pièce et Molière, avec le texte complet.
En allant au Ranelagh, la maison de Balzac devant l’ambassade de Turquie
Étiquettes : Alceste, Arsinoé, Bélise, Célimène, Corneille, Cyrano, Dom Juan, Eliante, Henri IV, Le Misanthrope, Lucrèce, maison de Balzac, Molière, Oronte, petits marquis, Philinte, Racine, Théâtre du Ranelagh
9 mai 2011 à 14:27 |
Les deux pièces au Masque et la plume ce dimanche à France Inter, ils descendent la représentation du Misanthrope au Ranelagh, encensent celle de l’Opéra de quat’sous à la Comédie française. I beg to differ.
9 mai 2011 à 21:07 |
qu’est ce qu’ils reprochent à la pièce du Ranelagh ?
9 mai 2011 à 21:21 |
Ben écoute l’émission, c’est une descente en flammes, trop vieux, pièce de vieux, on s’ennuie, les scolaires qui sont là s’ennuient, et c’est dommage parce qu’ils reviendront plus, etc. Tout ça est parfaitement faux, voir l’expérience que je relate à la fin, avec la collégienne.