Les années 1900 sont aussi l’époque où les supplices chinois entrent en force dans les clichés et l’imaginaire occidentaux, en témoigne par exemple le succès du livre d’Octave Mirbeau, Le jardin des supplices, paru en 1899. La pratique japonaise du Hara Kiri également. En tout cas, Claude Farrère illustre ces deux thèmes dans son roman, La Bataille (1911). Le second avec l’officier Hirata, qui a survécu à l’affrontement avec les Russes, et qui va s’ouvrir le ventre pour préserver son honneur, laver la faute qui a consisté à mettre en doute le patriotisme et l’attachement aux valeurs traditionnelles de son collègue et ex-ami Yorisaka (voir ici). La victoire étant totalement acquise pour le Japon, il met fin à ses jours en toute tranquillité, l’empereur pouvant se passer de ses services.
Farrère était un habitué des fumeries d’opium, à travers l’Orient où il servait dans la marine nationale, et d’ailleurs la consommation du pavot était une plaie largement répandue parmi les officiers et les marins. Son personnage occidental principal dans le roman, le peintre Jean-François Felze, s’y livre également, et c’est là, dans une fumerie de Nagasaki, qu’il reçoit le récit de ce conte chinois horrible, parsemé de tortures abominables (deuxième extrait).
Le troisième extrait, celui de la fin du livre (comme dans tous ses romans, Farrère, entiché d’Islam, met la date du calendrier musulman), permet d’assister à la retraite de Yorisaka Mitsouko. La marquise, qui semblait complètement occidentalisée, perdue pour la culture japonaise, recevant dans un salon à l’européenne, s’habillant de vêtements européens, se faisant peindre par le héros du livre, l’artiste français, trompant allègrement son mari avec le conseiller britannique, flirtant et buvant outrageusement avec un aristocrate italien, ne jouait en réalité qu’un rôle. Son mari mort, la victoire annoncée, elle retrouve d’un coup toutes les traditions de son pays, même les plus désuètes et les plus terribles. Comme le dit Farrère dans sa préface au livre :
Pour vaincre vraiment la Russie et l’Europe, tous les hommes et toutes les femmes de l’empire étaient prêts à sacrifier mille et dix mille choses chères, y compris leur honneur d’homme et leur vertu de femme, quitte à laver ensuite de si glorieuses taches dans tout le sang d’un corps éventré.
Jacques Guerlain a créé un parfum célèbre en 1919 en hommage à Mitsouko, l’héroïne de Claude Farrère. Un film a été réalisé en 1934 d’après le roman, avec Charles Boyer, Thunder in the East en Angleterre, The Battle aux Etats-Unis.
Premier extrait, le Seppuku de Hirata
Des sous-officiers entrèrent, auxquels le vicomte donna ses ordres. Et quand tous se furent retirés, Hirata Takamori prit le pinceau, et traça sur deux pages de son bloc-notes plusieurs centaines de caractères bien calligraphiés.
« Excusez-moi, dit-il encore, mais tout cela avait son importance. »
II arracha les deux feuilles du bloc-notes et les tendit à l’enseigne.
« Ceci, d’ailleurs, est pour vous… si vous daignez me faire la grâce d’être l’exécuteur de mes dernières volontés. »
Surpris, l’enseigne regarda son chef.
« Oui, dit Hirata Takamori. Je vais, Narimasa, me tuer tout à l’heure. Et je vous serai très obligé, à vous qui êtes d’une très noble famille de bons samouraïs, de bien vouloir m’assister dans mon harakiri. »
Le jeune officier ne s’étonna plus, et n’eut garde de poser aucune question discourtoise.
« C’est un honneur illustre que vous faites à moi et à tous mes ancêtres, dit-il simplement. Je suis très heureux d’être à même de vous servir.
— Voici mon sabre », dit Hirata.
Il avait dégainé d’un fourreau de laque une splendide lame ancienne, dont la garde était de fer forgé en forme de feuilles de chêne. Il enveloppa cette lame d’un papier de soie, et la tendit à l’enseigne Narimasa.
« Je suis à votre disposition, respectueusement », dit l’enseigne en prenant le sabre.
Hirata Takamori s’agenouilla en face de son hôte, et parla selon la politesse :
« Narimasa, puisque vous daignez me servir de second en cette cérémonie, il convient que vous connaissiez ma raison. Ce matin, au cours d’une conversation que le marquis Yorisaka m’avait fait l’honneur de m’accorder, mon intelligence infirme m’a fait prononcer diverses paroles que, ce soir, j’estime avoir été inconvenantes. Il est, je crois, préférable que ces paroles soient effacées.
— Je ne vous contredirai point, si vous en jugez ainsi.
— Aurez-vous donc la bonté d’attendre que j’aie tout préparé pour ce qui nous reste à faire ?
— Ainsi ferai-je, très honorablement. »
Une sorte de cabinet de toilette était attenant à la chambre. Le vicomte Hirata y passa pour revêtir le costume obligatoire, immuablement fixé par les rites.
Il revint.
« En vérité, dit-il, je suis confus, et vous poussez très loin la complaisance.
— Je fais à peine ce que je dois », dit Narimasa.
Le vicomte Hirata s’était agenouillé de nouveau près de son hôte. Il tenait maintenant dans la main droite un poignard enveloppé de papier de soie, comme le sabre. Il sourit :
« Ce m’est une grande joie de pouvoir aujourd’hui mourir à mon gré, dit-il. Notre victoire est si complète que l’empire peut aisément se passer d’un de ses sujets, et surtout du moins utile.
— Je vous félicite, dit l’enseigne. Mais je ne puis approuver votre modestie. Je pense au contraire que rien ne saurait atténuer la perte que va faire l’Empire, si l’exemple irréprochable, que vous nous léguez à tous, ne la réparait presque absolument.
— Je vous suis obligé », dit Hirata.
Il se détourna et, très lentement, mit la lame du poignard à nu.
« L’exemple du marquis Yorisaka est plus grand que le mien », dit-il.
Il effleurait du doigt le tranchant du poignard. Sans bruit, l’enseigne se leva du carreau de velours, et, debout derrière le vicomte, étreignit à deux mains la poignée du sabre, nu maintenant comme le poignard.
« Beaucoup plus grand », répéta le vicomte Hirata.
Il fit un mouvement à peine perceptible. Narimasa, qui se pencha, ne vit plus la lame du poignard. Le ventre était ouvert le plus régulièrement du monde. Un peu de sang coulait déjà.
« Beaucoup plus grand, en vérité », répéta encore le vicomte Hirata Takamori.
Il parlait toujours aussi net, mais moins fort. Un coin de sa bouche remonta légèrement, premier signe d’une souffrance atroce, impassiblement contenue.
La jambe droite en arrière et le genou gauche plié, Narimasa détendit brusquement le ressort bandé de ses reins, de sa poitrine et de ses deux bras. La tête du vicomte Hirata Takamori, tranchée d’un seul coup, tomba sur les nattes blanches.
On ne vit le sabre que l’instant d’après, quand il se releva, rosé.
Deuxième extrait : conte et supplices chinois
II se renversa sur le dos, et toucha de la nuque l’oreiller de cuir. Sa main aux ongles démesurés s’éleva vers les lanternes du plafond.
« Sous la dynastie Han, dit-il, un empereur régna, qui se nommait Kao. Il avait, se conformant aux rites, une épouse-impératrice, du nom de Lu, et une concubine-princesse, du nom de Tsi.
« Et celle-là lui avait donné un fils, prince du premier rang, qu’on appelait Hoéi : et celle-ci lui avait donné un fils, prince du second rang, qu’on appelait Joui.
« Or, quand l’Empereur fut plein de jours, il manda ses ministres et ses grands préfets, et les interrogea afin de savoir si les philosophes de l’antiquité autorisaient les souverains de la Nation Centrale à changer l’ordre de succession au trône, et si lui, Kao, pouvait par conséquent suivre le désir de son cœur, et léguer le pouvoir au prince du second rang, Joui, plutôt qu’au prince du premier rang, Hoéi. A quoi les ministres et les grands préfets répondirent que non. Alors, obéissant aux philosophes, l’Empereur Kao légua le pouvoir au prince du premier rang, Hoéi, puis tomba majestueusement (dans la mort), comme tombe la cime d’une haute montagne.
« En ce temps-là, le prince du premier rang, Hoéi, n’était pas encore capable de diriger lui-même les cérémonies en l’honneur des esprits qui veillent sur la terre et les grains. Devenu Empereur, il porta des vêtements très courts. En sorte que l’épouse-impératrice, Lu, exerça la régence.
« C’était une femme au cœur dur.
« Elle fit d’abord emprisonner la princesse concubine Tsi, la réservant pour des supplices. Elle ordonna ensuite que le prince du second rang, Joui, fût empoisonné ; et elle envoya le poison au précepteur de ce prince.
« Mais, le précepteur, homme juste, ayant relu tous les livres sacrés et tous les livres classiques, n’y trouva pas l’autorisation de tuer l’élève à lui confié par le Fils du Ciel défunt. C’est pourquoi, plutôt que d’obéir, il but lui-même le poison.
« Et la nouvelle en étant parvenue aux oreilles de l’Empereur-enfant, Hoéi, celui-ci, plein d’admiration et de pitié, prit sous sa protection le prince-enfant, Joui, et la mère de ce prince, Tsi. Et l’impératrice-régente, Lu, n’osa pas poursuivre sur-le-champ ses desseins noirs.
« Elle attendit, comme attend le tigre rayé, lorsqu’il guette le départ du berger pour ensanglanter le troupeau. Et quand vint le troisième mois de l’été, l’Empereur étant allé, comme il est prescrit, pêcher les grandes tortues marines, elle profita de cette absence.
« Elle tua d’abord de ses mains le prince du second rang, Joui, en lui traversant la cervelle de longues aiguilles. Elle tira ensuite de prison la mère de ce prince, Tsi, et lui coupa le nez, les lèvres et les quatre membres à l’articulation des coudes et des genoux. Enfin, lui ayant diminué les oreilles au fer rouge, en forme d’oreilles de porc, elle lui fit boire un philtre qui ôte l’intelligence et la condamna à vivre sur le fumier, au sud du palais, et à porter le nom de truie humaine.
« Toutes choses évidemment inspirées par l’esprit de rancune ; et cruelles.
« L’Empereur Hoéi, cependant, revenait, ayant pêché les grandes tortues marines. Arrivant au palais par la plaine du sud, il vit, en passant, la truie humaine. Et, saisi d’horreur à cette vue, il s’écria, avant d’avoir réfléchi :
« Ceci est contraire à l’humanité. Ma mère a eu tort. »
« Or, cette histoire nous est rapportée dans toutes les annales de l’Empire, par tous les philosophes et par tous les grands lettrés.
« Et toutes les annales, et tous les philosophes, et tous les grands lettrés s’accordent à ne pas blâmer l’impératrice-régente, Lu, quoiqu’elle ait effectivement manqué à la vertu d’humanité, mais sans outrepasser son droit d’impératrice-régente, maîtresse absolue en l’absence de l’Empereur-enfant.
« Et toutes les annales, et tous les philosophes, et tous les grands lettrés s’accordent à blâmer l’Empereur-enfant, Hoéi, quoiqu’il ait observé la vertu d’humanité, mais en manquant à la Loi Primordiale, laquelle ordonne aux fils de ne jamais juger leurs mères. Car il est écrit dans le Néi Tse : « En présence de leurs parents, les fils obéissent et se taisent. »
Troisième extrait : le véritable visage de Mitsouko Yorisaka
Derechef, Mrs. Hockley frappa, frappa plus fort, ébranla des deux poings le battant clos. Et le battant clos ne céda point.
Dépitée, Mrs. Hockley recula jusqu’aux kou-roumas, et prit à témoin l’assistance.
« II est incroyable que dans cette maison personne n’entende ni ne réponde. Assurément, la marquise n’est point informée. Car il lui serait doux et réconfortant d’avoir en ce moment ses amis autour d’elle. Je songe aux moyens de lui faire parvenir un message…
— Inutile, dit Felze soudain. Voyez ! »
La porte, à laquelle personne ne frappait plus, venait de s’ouvrir. Et un singulier cortège en sortait.
Des serviteurs, des servantes, tous et toutes en vêtements de voyage, tous et toutes chargés et encombrés de ces jolis paquets bien plies, de ces jolies boîtes bien menuisées, de ces jolis sacs de papier bien indéchirables, qui sont les malles et les valises nationales du vieux Nippon, s’en allaient à petits pas, trottinant les uns après les autres, s’en allaient par le sentier de l’ouest, celui qui mène à la station de chemin de fer de Nagasaki à Moji, à Kyoto et à Tô-kiô…
Et, tout à coup, derrière les servantes et les serviteurs, et suivi lui-même d’autres serviteurs et d’autres servantes, un kourouma franchit la porte et prit le sentier qui mène à la station… un kourouma traîné par deux hommes-coureurs… un kourouma de maître, très élégant… Sur les coussins, une forme blanche était assise…
Une forme blanche. Une femme en deuil, vêtue à l’ancienne mode, de toile unie sans ourlets, comme les rites prescrivent que soient vêtues les veuves. Une femme qui s’en allait, raide et hiératique, la tête droite et les yeux fixes : — la marquise Yorisaka…
Elle passa. Elle passa près du prince Alghero, sans lui donner un regard. Elle passa près de Mrs. Hockley, sans prononcer un mot. Elle passa près de Jean-François Felze…
Elle s’éloigna sur le sentier, lentement, et toujours entourée de son escorte…
Jean-François Felze arrêta le dernier serviteur, et l’interrogea en japonais.
« C’est la marquise Yorisaka Mitsouko, répondit l’homme : — Yorisaka koshakou foud-jin. — Son mari a été tué hier à la guerre. Elle va à Kyoto, pour vivre dans le couvent bouddhiste des filles de daïmios — pour y vivre sous le cilice et pour y mourir —, honorablement.Atlantique, an 1326 de l’Hégire.
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