Andriake

L’endroit a quelque chose d’envoûtant, à chaque fois qu’on y vient on est saisi. Pourquoi ? Parce que Paul de Tarse est passé ici, Saint Paul, en 60. Tous les guides le relatent, il a changé de navire à Andriake, prisonnier des Romains, qui l’emmènent dans la Ville pour y être jugé, il sera détenu quelques années à Rome, puis décapité en 67, sous Néron.

Paul, avec son fameux chemin de Damas, est un des personnages les plus importants de la culture occidentale, et bien sûr on ne peut s’empêcher de voir le site d’un autre oeil, on imagine la galère romaine, les centurions, le saint autorisé à aller à terre, les préparatifs du départ, etc. En plus la baie, les ruines et l’ancien port envahi par le sable, avec seulement des méandres d’un cours d’eau, sont très beaux, ont quelque chose de spécial, d’indéfinissable. Il ne reste à l’extrémité qu’un mouillage pour gulets avec quelques chantiers de réparation, mais toute la baie a une puissance évocatrice formidable, sans compter son nom, Andriake, mystérieux aussi.

         

Les villes nommées Saint Paul (ou Saint-Paul, San Paolo, San Pablo, São Paulo, etc.) abondent sur la planète, du Brésil aux Etats-Unis, du Québec à la Réunion, d’Italie en Argentine, qui n’en a pas fréquenté au moins deux ou trois au cours de sa vie ?

L’avorton de Dieu, une biographie du saint par Alain Decaux.

Les marxistes ont redécouvert Saint Paul récemment, Badiou, Zizek et consorts. Il serait le fondateur de l’universalisme, « Il n’y a plus ni juif, ni grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus homme et femme ; car tous vous n’êtes qu’un en Jésus Christ » (Épître aux Galates), il devient « un Lénine dont le Christ aurait été le Marx équivoque »…

Cependant, Philippe Cibois rappelle que l’universalisme était aussi une notion romaine, avant Paul :

À la différence des grecs, les Romains ne se sont jamais pensés comme un peuple né sur place, autochtone, mais comme l’extension progressive de peuples qui se sont fondus dans Rome, Albains, Sabins (d’où l’importance du rapt des Sabines) puis Eques, Volsques, puis après la crise du premier siècle avant Jésus-Christ tous les peuples latins. Ces peuples ont acquis la citoyenneté romaine qui à l’époque du Christ se rencontrait également en-dehors d’Italie (comme le manifeste la citoyenneté de Paul de la ville de Tarse située en Asie mineure).
L’extension de la citoyenneté va de pair avec l’impérialisme romain : Rome n’est pas une cité qui se taille un empire dans le monde comme ont pu le faire Athènes ou Carthage et qui a des alliés ou des vassaux, mais un empire où progressivement, tous les peuples conquis vont acquérir droit de cité. Cette manière de faire est donc antérieure au christianisme et va se poursuivre ensuite comme le montre le magnifique texte gravé sur bronze retrouvé à Lyon (et que l’on peut voir au musée archéologique), texte appelé Tables claudiennes, donc contemporain de la naissance du christianisme puisque datant de l’empereur Claude. Ce texte dont Tacite nous donne une analyse parallèle relate un discours au sénat, prononcé en 48, dans lequel l’empereur demande que des nobles gaulois soient admis au sénat romain. L’empereur justifie sa demande en montrant que de tous temps, Rome a trouvé son équilibre politique en admettant en son sein, et d’abord à la source du pouvoir, c’est à dire au sénat, les peuples conquis.
Cette ouverture, cet universalisme dirons-nous, a été la particularité romaine, elle lui a permis de croître depuis plus de 700 ans à l’époque où Claude parle. Nous sommes ici au cœur de ce que l’on peut appeler la « Voie romaine » d’existence qui se caractérise fondamentalement par une ouverture universelle qui l’a conduit à l’empire universel. Autant que par l’usage des emprunts comme le met en avant Rémi Brague dans son ouvrage Europe, la voie romaine (Criterion, 1993), selon lui les Romains n’ont rien inventé sauf le droit (et l’eau courante ajoute Benjamino Placido quand il rend compte du livre dans La Repubblica). Mais c’est par le droit que s’est faite l’expansion universelle de la citoyenneté.
Ce fut d’abord la domination de tout le monde méditerranéen compris au sens très large car la domination romaine a remonté au Nord jusqu’à l’Elbe et à la Bretagne de l’époque (notre Grande-Bretagne). A l’époque d’Auguste, on eut le sentiment que l’empire devait cesser de s’étendre et le travail militaire devint de défense des limites (limes).
La conséquence la plus visible de cette attitude, c’est l’indifférence romaine aux questions ethniques : alors que pour les grecs, l’opposition aux barbares est fondamentale, alors que pour les juifs l’opposition aux nations est capitale, pour les Romains c’est le droit, c’est à dire des lois, qui vont rassembler des peuples divers.
Tite-live en avait conscience en rapportant le récit de la fondation de Rome et en faisant réunir le peuple en assemblée par Romulus car « cette foule ne pouvait se fondre dans le corps d’un seul peuple que par des lois ». De même Cicéron souligne « qu’un Romain d’origine italienne a deux patries, une patrie de nature, une patrie de citoyenneté ».
Dans l’Empire romain, tout citoyen romain appartient aussi à la cité qui l’a vu naître et qui conserve ses usages et ses droits propres. Sénèque est d’origine espagnole mais cette origine devient non pertinente comme pour Cicéron son origine de « l’Italie profonde » de la petite ville d’Arpinum. Rome devient la patrie commune de tous les hommes tout en respectant les particularités locales : il y a là  un universalisme tellement efficace politiquement qu’on peut se demander s’il n’a pas influencé ce citoyen romain qu’est Paul.

D’autres articles de Ph. Cibois sur hypotheses.org

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