Encore un bateau qui s’échoue aux Bahamas, sur les récifs d’Inagua, la plus excentrée des îles de l’archipel. Il s’agit d’un Kaiser Gale Force de 35 pieds, en 1986. Il vient de traverser l’Atlantique depuis le Portugal et Lanzarote, pour être délivré en Floride. Skippé par Tom Follett – troisième à l’OSTAR de 1968 (course gagnée par Tabarly quatre ans plus tôt) sur un prao -, et accompagné de Jack et Lella Gush. Mais là, on est loin de toute civilisation, et les naufragés devront jouer les Robinson…
L’histoire provient du dernier livre de Paul Gelder, Sunk without trace, 2010, qui reprend essentiellement celles de deux précédents ouvrages (Total Loss, Jack Coote, 1985, et Total Loss, Jack Coote et Paul Gelder, 2001), en en ajoutant cinq, dont celle-ci (Bluewater castaways).
C’était une nuit peu tranquille. Pour une raison quelconque, que je n’arrivais pas à préciser, j’avais une prémonition forte que quelque chose allait de travers. Deux fois pendant le quart de Lella, de 4 à 6h du matin, je me suis levé, pour aller dans le cockpit et lui demander si elle suivait le cap que Tom lui avait donné.
Tom Follett, notre skipper américain, disait être familier du coin et avait établi une série de trajets pour nous emmener d’Ambergris Cay, au sud du banc de Caicos, vers les îles Acklins des Bahamas, soit environ 200 milles.
Nous convoyions Arcularius V, un sloop de 35 pieds, depuis Vilamoura au Portugal, vers Fort Lauderdale en Floride, et nous arrivions à la fin de ce qui avait été jusque-là un voyage sans accroc et harmonieux.
Tous trois nous suivions notre routine des quarts de nuit, 2h à veiller, 4h de repos. D’habitude je n’avais qu’à mettre la tête sur l’oreiller pour tomber dans un sommeil profond et sans rêves. Mais pas cette nuit, le sommeil ne venait pas. Avant de mettre à la voile depuis l’abri d’Ambergris Cay, Tom avait longuement étudié les cartes. Les îles où nous devions passer étaient basses sur l’eau et séparées par des courants forts et imprévisibles. A cette époque-là, en 1986, il n’y avait pas encore de GPS, et même si ça avait été le cas, Tom n’en aurait certainement pas eu. Il avait sa carte, son compas et son sextant, et sa montre qui lui servait de chronomètre.
Tom était de petite taille, râblé, les cheveux ras, des poils blancs d’une barbe de plusieurs jours et des yeux très bleus – qui prenaient facilement un aspect malicieux.
C’était un navigateur solitaire renommé et il avait à son actif plusieurs traversées de l’Atlantique en solo, dont une OSTAR (Observer Singlehanded Atlantic Race) en 1968, où il était arrivé troisième. Typique du personnage était le fait qu’il avait couru dans un prao, un des bateaux plutôt originaux de Dick Newick. Il avait suivi la route du sud, plus longue, et était arrivé troisième. Tom était spartiate, pour rester dans un euphémisme.
Lella et moi, tous deux dans la cinquantaine tardive, étions des amateurs. Nous avions l’intention de partir au long cours ensemble, et en attendant nous avions signé avec Tom pour acquérir un peu d’expérience, et aussi parce qu’il nous avait joué un tour sur la taille d’Arcularius V. On avait déjà traversé l’Atlantique sur son bateau, un Hereshoff de 28 pieds, déjà avec juste une carte, un sextant, et sa montre de poignet, et il savait qu’on en avait assez de naviguer sur un petit bateau. Cette fois-ci, en nous invitant à le rejoindre comme équipiers, il nous avait assuré qu’Arcularius était un sloop de 53 pieds, bateau luxueux, dit-il, mais à l’arrivée à Playa Blanca, à Lanzarote, nous trouvâmes un bateau de 35 pieds…
« Qu’est-ce qui s’est passé ? » lui dis-je.
Le clin d’oeil malicieux déjà : « J’ai inversé les chiffres, il fallait bien, je savais que vous ne viendriez pas sinon ! »
Au petit matin, j’ai dû m’assoupir. J’ai eu l’impression de n’avoir pratiquement pas dormi quand tout d’un coup il y eut un fracas épouvantable et une secousse allant de la quille au haut du mât. Puis, à mon soulagement, le bateau sembla se dégager un instant pour continuer à avancer, mais malheureusement il tapa à nouveau, encore et encore…
Comme je me relevai, j’entendis Lella appeler Tom du cockpit et le temps que j’arrive au carré depuis la cabine avant, il m’avait devancé et je vis sa silhouette carré devant la descente. Pendant ce temps, le bateau s’était couché sur le côté. En montant dans le cockpit, j’entendais le grondement de la mer qui déferlait. Lella avait été renversée, avait quelques bleus, mais n’était pas blessée. La prochaine vague nous aspergea d’écume, le bateau se souleva mais retomba lourdement. Il avait cessé de progresser sur le récif, ou quoi que ce soit que nous avions rencontré.
Il était 5h20, la Lune s’était couchée et il faisait un noir total. Tom constata que du côté sous le vent, là où les haubans étaient à moitié dans l’eau, le fond était de deux pieds. La mer frappait durement sur l’autre bord et retombait dans le cockpit. Nous fûmes rapidement trempés, mais au moins l’eau était tiède.
Nous ne savions pas trop sur quoi nous avions tapé, ni où nous étions, il faisait trop sombre pour voir quoi que ce soit. Aussi nous descendîmes pour attendre le jour et faire le bilan. Le bateau se soulevait toujours pour retomber de façon inquiétante, mais plus d’une demi-heure s’écoula avant d’entendre le funeste craquement et éclatement de la coque en fibre de verre. L’eau commença alors à rentrer et arriver jusqu’à nos pieds.
Pendant ce temps, nous bûmes un peu de rhum et envoyâmes un appel de secours sur la VHF, bien que nous sachions que le coin n’était pas habité et que nous n’aurions probablement aucune réponse.
Comme j’essayais de me maintenir du mieux que je pouvais sur la partie haute du carré, dans un ciré dégoulinant, sirotant mon rhum, je fus envahi par un sentiment de désespoir. Ce qui avait été une traversée heureuse, harmonieuse, était maintenant en morceaux. Les coussins, les habits, les couvertures, les livres, tout ça était tombé du côté sous le vent, et aussi la couchette de Tom, et l’essentiel de ses affaires, étaient à moitié sous l’eau. Lella était à l’avant, essayant de rassembler nos affaires dans un grand sac rouge en toile. Dès qu’elle ouvrit un équipet en haut, tout lui tomba dessus, l’autre côté était déjà dans l’eau.
À la première lueur de l’aube, nous étions dans le cockpit, cherchant la côte. Peu à peu, elle apparut, basse et sablonneuse, à environ 250 m. Nous pensions qu’il s’agissait d’une des Inagua, Great Inagua ou Little Inagua, deux îles des Bahamas lointaines. Nous étions sur un récif où la mer déferlait violemment. Les alizés soufflaient en permanence à vingt nœuds, le récif ne donnait guère de protection de la mer, qui y restait agitée.
Tom monta avec précaution par-dessus bord pour se retrouver dans l’eau jusqu’aux cuisses. Il décida, imprudemment à mon avis, d’aller jusqu’à terre pour reconnaître les lieux. J’insistai pour qu’il s’attache une amarre autour de la taille. Ce n’était pas inutile, après quelques mètres, il disparut dans les vagues. Une main s’éleva, que j’interprétai comme un signal de le tirer vers la relative sécurité du bateau. Lella avait toujours été incapable d’apprendre à nager, peut-être à cause d’une « negative buoyancy[1] ».
Durant toutes ses années à naviguer Lella n’avait jamais appris à nager, aussi nous avons décidé que Tom l’emmènerait en ramant jusqu’au bord, sur la terre ferme, dans le canot gonflable. Nous pouvions voir la longue plage de sable, s’étendant vers le sud, fermée par des broussailles et des palmiers rabougris. Avant qu’ils partent, nous lançâmes le radeau de survie à l’eau, en l’attachant à un hauban qui n’était pas encore sous l’eau.
Pendant qu’ils étaient partis, je commençai à rassembler le matériel et les provisions dont nous aurions besoin comme naufragés, et les empilai dans le radeau. A l’angle où le bateau reposait, battu par la mer, se déplacer dedans avait tout d’un exploit acrobatique et j’avançai lentement, et en plus trempé. Je m’intéressai seulement au futur immédiat, je rassemblai des boîtes de nourriture, un jerrycan de 25 litres d’eau douce, une voile qui servirait de tente, un taud comme tapis de sol, un petit réchaud de camping, des recharges de gaz, des cordes, une pelote de ficelle et une hache. Je n’oubliai pas l’ouvre-boîte, les couverts, un couteau aiguisé, des allumettes, des mugs, du papier toilette, du savon, les jumelles, une torche, quelques outils et du matériel de pêche. Mais j’aperçus plus tard que j’avais oublié mon portefeuille, avec l’argent et les cartes de crédit, bien que plus d’une fois mes doigts ont dû le frôler. De façon inconsciente j’ai dû penser que des choses plus urgentes attendaient.
Tom revint en ayant eu à ramer dur contre le vent et la mer. Je vis qu’il était gris de fatigue. Nous chargeâmes le sac préparé avec soin par Lella dans le radeau de survie. L’intérieur du bateau était un chaos. L’eau était au-dessus des batteries qui dégageaient des fumées âcres. Nous essayions d’avancer en cherchant les papiers, ceux du bateau, nos passeports, l’assurance.
Nous reliâmes l’annexe par un bout au radeau chargé. Au moment où nous étions prêts à partir, l’annexe était pleine d’eau du fait de l’écume qui passait par-dessus le bateau, mais nous montâmes dedans quand même et pendant que Tom ramait, j’écopais avec une casserole. Dans le sens du vent, c’était plus facile.
Sur la plage, nous fîmes le point. Il faisait jour maintenant et nous pouvions voir que nous étions sur la côte Est de Great Inagua. L’extrémité nord de l’île, une pointe basse et sablonneuse, n’était qu’à quelques centaines de mètres. La végétation basse et les palmiers chétifs et parsemés couvraient l’île aussi loin qu’on pouvait voir. Juste au nord, la plage finissait en rochers qui allaient jusqu’à la pointe. Le récif était orienté nord-sud, parallèle à la plage, à environ 250 m. A l’intérieur, on voyait des têtes de corail menaçantes, qui apparurent de façon plus visible avec la marée basse.
A l’évidence, nous étions à des milles et des milles de tout endroit civilisé, dans une zone maritime peu fréquentée, et ça pouvait prendre des jours avant qu’on soit recueillis. Nous commençâmes par mettre le matériel au pied des arbustes et organiser un camp. La plage était remplie de tiges de bambous, exactement ce dont nous avions besoin pour faire l’armature d’une tente. La pelote de ficelle fut bien utile pour lier et haubaner des mâts de fortune.
Nous remontâmes aussi le radeau de sauvetage, dont la toile orange pouvait être vue par un navire passant au large. Nous y laissâmes notre matériel de secours limité : quelques fusées, une torche et deux bidons d’eau. Les buissons autour de la tente furent vite décorés par nos habits mouillés et dépenaillés. Vers midi, nous nous glissâmes sous la tente pour nous protéger du soleil. Je fis une salade de ce que je pus collecter, mais personne n’y toucha. Nous bûmes seulement un peu d’eau et abordâmes la situation.
L’île de Great Inagua a une forme de poire et fait environ 65 milles de long. Il y a un établissement humain, Matthew Town, à l’extrémité sud, près de grandes salines. Nous étions de l’autre côté, sur le haut de la poire. Le reste de l’île n’est pas habité. Aucun de nous n’était chaud à l’idée de marcher 60 milles dans les broussailles agressives, avec un chargement de provisions. Les autres possibilités étaient d’essayer d’aller jusqu’à Matthew Town avec l’annexe, ou bien rester là, dans notre campement. Je croyais me rappeler qu’en règle générale, les naufragés ont intérêt à rester au même endroit et essayer d’attirer l’attention.
L’après-midi, Tom retourna au bateau, toujours sur le récif, pour récupérer les cartes afin d’aider à mieux repérer notre position. Lella et moi allâmes reconnaître les alentours, armés des jumelles, jusqu’à la pointe sablonneuse. Nous pouvions voir la fin du récif depuis cet endroit. Si seulement on avait 50 m plus à l’Est, on aurait passé et le récif et la pointe, et navigué sans risque entre les deux Inagua. On voyait Little Inagua à environ 5 milles au nord, également inhabitée. Un courant fort vers le sud-ouest nous avait déviés de notre route de plusieurs milles.
Nous nous installâmes sur la butte pour examiner minutieusement l’intérieur avec les jumelles, à la recherche du moindre signe d’activité humaine, quel qu’il soit. A environ deux milles, des arbres en train de pourrir surgissaient à des angles bizarres depuis un grand lac ou marais, qui semblait être d’eau salée, ou en tout cas saumâtre. En rentrant lentement vers le camp, nous tombâmes sur une bouse, séchée mais pas si ancienne. Mais de quel type d’animal ? Jamais jusqu’à maintenant, nous n’avions porté un tel intérêt à une bouse…
Notre première nuit fut misérable. Tom, pour respecter notre intimité, choisit de dormir à l’extérieur, sous les fourrés. Lella et moi reposions dans nos cirés, avec d’autres habits comme oreillers de fortune. Nous pensions que le sable serait confortable, cédant sous le poids, mais en fait il était dur comme du béton. Le vent se leva, passa au nord-est, si bien que la tente devint une espèce de tunnel venté, la toile battant sans arrêt avec bruit. Les feuilles de palmier faisaient aussi un bruit d’enfer, et je pensais aux crottes et aux animaux sauvages qui ne devaient pas être loin. Deux ou trois fois dans la nuit, je me levai pour aller sur la plage, regardant au large, mais aucune lumière n’était visible, seulement l’obscurité et le vent.
À l’aube, je trouvai Tom au-dessus de la plage, fixant la mer. Il n’avait pas dormi non plus. Le bateau était maintenant renversé, son mât dans l’eau. La veille, il avait trouvé la cabine inondée et n’avait pu sauver de carte. Il semblait qu’on ne pourrait plus rien récupérer maintenant, même si tout ce qui flottait pouvait arriver sur la plage. La mer était basse et le sable sans aucune trace de pas. Une troupe de courlis, peu farouches, allaient et venaient sur le sable, à quelques pieds de nous.
Nous fîmes du café sur le petit réchaud et ensuite nous changeâmes la tente. Cette fois, nous fûmes plus attentifs. Nous choisîmes un endroit creux, enlevâmes toutes les racines pour servir de coupe-vent et de barrière contre les bêtes sauvages. Avec les feuilles de palmiers, nous fîmes des matelas, épais de quelques pouces. Avec du bois mort, nous construisîmes une sorte de cuisine protégée du vent, avec de l’ombre pour nos réserves de nourriture.
Nous avions de quoi tenir au moins trois semaines, plus 40 litres d’eau, que nous avions bien l’intention de rationner. Bien qu’il y ait des animaux par-là, on ne pouvait guère compter sur le fait de trouver de l’eau douce.
Dans l’après-midi, j’enfilai les palmes et un masque, espérant qu’il n’y avait pas de requins, et je nageai paresseusement au milieu des têtes de corail, certaines avec des ramures rouillées. Il y avait des monceaux de corail en forme de cervelle, couleur moutarde, des patates d’un mètre de haut, d’autres comme des doigts de squelette, ou ressemblant aux piquants des oursins, ou encore ondulant au gré de l’eau comme des ventilateurs. Tout ça dans un mélange de couleurs. Et des poissons partout. Il y avait peu de chances qu’on meure de faim, me disais-je, comme je nageai au milieu d’eux. Mais je n’avais pas de fusil et je commençai à me demander comment les attraper. Nous avions quelques hameçons, et l’annexe, je pouvais bricoler un harpon.
Le soir, nous eûmes enfin un repas correct : une boîte de ragout et une autre de maïs. A part nos torches, que nous voulions économiser, nous n’avions rien pour nous éclairer, aussi nous devions tout préparer et manger avant l’obscurité, vers 19h. Etait-ce le dîner ou un thé tardif, nous n’en savions trop rien, quelques gorgées d’eau accompagnèrent ce festin.
Au petit-déjeuner, le lendemain, Tom partit explorer le sud, et j’essayai d’améliorer un peu le campement. Lella alla au bord pour laver les assiettes dans la mer. Tout d’un coup, j’entendis un cri : « Un bateau, un bateau !! »
Je courais, en me disant que c’était une chance incroyable d’en voir un dans ces eaux aussi vite.
Mais il était bien là, à environ 2 milles au sud, à l’extérieur du récif, la forme noire d’une petite embarcation. Lella se précipita à la tente et revint avec un miroir. Je la plaçai sur la plage, à quelques mètres, face à la mer, de telle façon que le bateau apparaisse pour moi au-dessus d’elle. Je m’entraînai alors avec le miroir pour faire monter le rayon de son dos au sommet de sa tête, et je fis briller plusieurs fois le miroir, m’arrangeant pour obtenir un clignotement. Après quelques minutes, j’arrêtai et nous attendîmes, scrutant un signe du bateau en réponse. Tom avait marché sur la plage dans sa direction, est-ce qu’ils le verraient ?
« Il s’éloigne », dit Lella, avec du désespoir dans la voix. Je tentai d’aligner le bateau avec un point du récif, pour évaluer sa direction, mais sans résultat clair. Je recommençai avec le miroir. En regardant attentivement, je finis par constater qu’il s’approchait. J’attendis d’être sûr pour le dire à Lella.
Et puis tout sembla arriver d’un seul coup, Tom qui revenait à grand pas, le bateau, une petite embarcation en bois avec un moteur hors-bord, qui entrait entre les récifs. Deux hommes étaient à bord, nous les contemplions, y croyant à peine.
Ils arrivèrent en même temps que Tom, l’un d’eux était un Noir, l’autre de type latino, tous deux dans des shorts déchirés. Ils parlaient espagnol, une langue que nous connaissions. Venant de la République dominicaine et pêchant de façon illégale dans ces eaux. Ils avaient vu nos signaux et Tom marcher. Mais ils dirent qu’ils ne pouvaient nous aider, si la police des Bahamas les trouvait, ils iraient en prison. Le brun appuya cela en croisant ses poignets, comme s’il avait des menottes. Mais lui dîmes, vous ne pouvez quand même pas nous laisser ici, deux hommes et une femme, à mourir de soif.
Ils soulignèrent leur pauvreté, ils n’avaient même pas commencé à pêcher. Dans quelques jours, avec leur prise, ils retourneraient à Saint Domingue. Ils étaient désolés, mais ils ne pouvaient venir à notre secours. Est-ce qu’ils pouvaient juste nous emmener à Matthew Town, nous demandâmes. C’était loin, répondirent-ils, du temps perdu pour la pêche. Nous répondîmes que nous pouvions les dédommager.
Je les vis regarder notre épave, comme s’ils essayaient d’évaluer nos biens. Puis ils s’écartèrent, vers la proue de leur bateau, pour discuter entre eux. Après quelques minutes, ils revinrent avec un chiffre, 5000 dollars US…
Nous reçûmes ce montant dans un silence de pierre. Les petites vagues frappaient doucement nos pieds. Chacun de nous pensait que nous allions négocier sérieusement, pour nos vies, mais que nous n’étions pas prêts à payer un prix extravagant. Nous nous fîmes face à l’arrière du bateau.
Notre offre fut la suivante : qu’ils emmènent Tom de nuit à quelques milles de Matthew Town et le laissent sur la plage, et pour ça nous étions prêts à payer 200 dollars. Ils discutèrent entre eux un bon moment et revinrent en proposant 500 dollars, un dixième de leur demande de départ, et comme je le fis remarquer à Tom, pas un chiffre trop mauvais si on le divisait par trois.
Il revint vers notre camp pour se préparer à partir. Lella et moi restions à parler avec les hommes. Nous pensions plus sage de ne pas les laisser voir nos stocks. Je leur posai des questions sur les animaux sauvages. Des ânes en liberté, nous dirent-ils, des centaines, qui pouvaient être agressifs. Il faut les surveiller, ajoutèrent-ils, il y a aussi des sangliers et du bétail sauvage.
Tom était prêt et nous nous dîmes au revoir. Ils l’emmenèrent à travers le récif, vers leur bateau de pêche qui roulait terriblement.
Laissés à nous-mêmes, Lella et moi retournèrent à la vie de camp. Nous continuions à nous rationner pour l’eau et la nourriture. Comme je le fis remarquer à Lella, il n’était pas certain que Tom revienne, ni s’il revenait, quand il reviendrait. Les pêcheurs pouvaient l’emmener ailleurs qu’à Matthew Town, à Saint-Domingue par exemple, auquel cas il mettrait des semaines à revenir ici. Ou ils pouvaient imaginer qu’il avait plus de 500 dollars sur lui, ce qui était le cas, lui couper la gorge et le mettre par dessus bord.
Il y avait beaucoup de choses à faire dans les jours qui suivirent. Nous commençâmes par essayer d’améliorer notre campement en épaississant les parois avec des branches, contre des attaques éventuelles d’animaux sauvages. Nous laissâmes l’annexe gonflable prête à être utilisée sur la plage, au cas où nous devrions leur échapper, avec l’idée qu’ils n’iraient pas dans l’eau.
Le matelas de feuilles de palmier était maintenant épais d’un pouce et, selon Lella, aussi confortable que notre lit à la maison. Mais j’avais quand même du mal à dormir. Sans doute parce que, sans lumière, nous nous couchions très tôt. Mais je restais allongé tout éveillé, écoutant le bruit des palmes et commençant à mettre au point un plan pour sortir de notre situation au cas où Tom ne reviendrait pas.
Ce plan consistait à nous faire un passage dans les taillis et porter l’annexe de l’autre côté, le côté sous le vent de l’île, où la mer était complètement calme. Cela nous prendrait un certain temps, peut-être deux ou trois jours, mais on pourrait faire le trajet par étapes, en retournant à notre camp tous les soirs. Nous pourrions alors naviguer les 70 milles jusqu’à Matthew Town, en mouillant pour la nuit ou en portant notre embarcation à terre.
L’annexe gonflable était de marque Tinker et pouvait porter une voile, sauf que la dérive, le mât et la voile étaient sous l’eau avec Arcularius V. Mais par chance le safran et la barre avaient été rejetés à terre. Ce ne serait pas trop compliqué de fabriquer une dérive et un mâ avec les bambous qu’il y avait un peu partout.
Le beachcombing devint une part importante de notre routine quotidienne. Tôt chaque matin et juste avant notre repas du soir, nous fouillions avec soin la plage et étions en général récompensés de nos efforts. Un jour c’était une boîte d’une douzaine d’œufs, achetés au supermarché de San Juan, à Porto Rico, deux œufs seulement étaient cassés. Une autre fois c’était une bouteille d’huile d’olive espagnole de bonne qualité, venue des Canaries. Deux apports bienvenus à nos réserves.
Et un soir, je trouvai une de nos voiles dans son sac, à moitié enfoui dans le sable. C’était le foc de route d’Arcularius, une voile légère, exactement ce dont nous avions besoin. Notre plan de sauvetage prenait forme peu à peu. J’aimais bien l’idée de descendre à la voile vers Matthew Town, deux naufragés qui revenaient vers la civilisation, de leur propre initiative…
Bien que nous n’avions pas commencé à réaliser notre plan, tout en attendant Tom, l’idée même gonflait notre moral et nous en parlions sans cesse. Mais cela ne devait pas se faire. Trois jours après, tôt le matin, Lella vit un bateau. Cette fois-ci, elle revint calmement au camp et dit d’un ton neutre, ‘il y a une espèce de bateau blanc, qui vient de passer la pointe.’
Avec les jumelles, nous allâmes vers la plage, mais elles n’étaient même pas utiles, le bateau avait passé le récif et les passagers commençaient à descendre, et parmi eux, Tom, avec ses cheveux blancs.
Des policiers armés se dirigeaient vers nous, comme une petite force d’assaut. Certains étaient très grands et semblaient en pleine forme, le chef de la police locale, comme nous devions l’apprendre, était parmi eux. Ils étaient tous noirs.
Nous les conduisîmes à notre camp et suggérâmes, en manière de plaisanterie, « Café, messieurs ? » L’invitation fut acceptée à notre grand plaisir. Quand le café fut pris, ils entreprirent de démonter notre camp et tout notre matériel, pas grand-chose en réalité, fut emporté, porté sur leurs solides épaules ou sur leur tête. Nous ne réalisions pas vraiment que nous ne devrions rien en revoir.
Tom en fait n’avait pas été emmené à Matthew Town. Les pêcheurs l’avaient débarqué à dix milles plus au nord et il avait marché la nuit le long de la plage, trébuchant sur les rochers et chassant les moustiques par poignées.
Nous fûmes chargés sur la petite embarcation qui se dirigea vers le récif grâce son gros hors-bord. Les passages étaient étroits et la mer déferlait violemment dessus. Je protégeai mon appareil photo et dis à Lella de se cramponner. Juste au moment où la vague se brisait, la canot passa, l’eau s’engouffra de l’avant à l’arrière et remplit le bateau à moitié, au grand plaisir de la police…
Le bateau de sauvetage s’appelait Foxy Lady, c’était une vedette typique, conçue pour la pêche au gros, mais dans un état déplorable. Sur la route de Matthew Town, le skipper l’arrêta et le laissa dériver un moment. Avec deux policiers, il sauta dans l’annexe après avoir enfilé leur tenue de plongée. Ils filèrent vers une plage superbe à environ un mille et, une demi-heure après, revinrent avec deux grosses langoustes et environ cinq kilos de poisson.
Une fois nettoyé, écaillé et découpé, tout ça alla dans un faitout noir, avec des tomates, des patates et des épices. Un des policiers, le plus petit, était aussi cuisinier. Il prépara la plus délicieuse bouillabaisse que j’aie jamais mangée. Puis, assis au soleil, regardant l’île défiler lentement, sachant que nous serions bientôt à Matthew Town, le sommeil nous gagna peu à peu.
[1] Negative buoyancy, pas d’équivalent en français, se dit d’une personne dont le poids est supérieur au poids d’un volume équivalent de l’eau déplacée, ce qui fait qu’elle coule. La graisse flotte par exemple, pas les muscles, et donc une personne toute en muscle ou maigre aura une « flottaison négative », alors qu’une personne enveloppée aura une flottaison positive, elle flottera plus naturellement.
Étiquettes : Acklins, Ambergris Cay, Bahamas, Caicos bank, Dick Newick, Eric Tabarly, fort lauderdale, Inagua, Jack Coote, Jack Gush, Kaiser Gale Force, Lanzarote, Lella Gush, Matthew town, negative buoyancy, OSTAR, Paul Gelder, Portugal, République dominicaine, Robinson Crusoé, Sunk without trace, tabarly, Tom Follett, Total Loss
16 octobre 2016 à 14:28 |
[…] Robinsons à Inagu […]