Qui lit encore les romans d’Aragon, notre Victor Hugo du XXe siècle ? Pourtant ils valent le détour, les titres sont admirables déjà, comme celui-là, ou Les cloches de Bâle, Les beaux quartiers, La semaine sainte. Les couvertures du Livre de Poche, dans les années 1960, étaient superbes, elles n’ont pas vieilli d’un iota, on le voit ici. Les voyageurs de l’impériale désignent ceux qui se trimbalent dans la vie au premier étage du bus, ceux qui sont passifs, ne font qu’assister à l’évolution du monde ou de la société, comme Pierre Mercadier, le héros du livre (inspiré par le grand-père de l’auteur), qui abandonne sa famille à la fin du XIXe siècle, pour réapparaître quinze ans après, quelques années avant la Grande Guerre. Pierre est un professeur de lycée, spécialiste de John Law, dont il entreprend la biographie, velléitaire il ne finira pas le livre. L’affaire Dreyfus revient de manière récurrente, l’amitié entre Mercadier et Georges Meyer, tous deux professeurs dans les mêmes établissements, public avant la fuite du premier, privé à son retour, permet à Aragon de dresser un tableau de l’antisémitisme virulent qui règne alors.
On est dans la grande littérature, le livre est prenant d’un bout à l’autre, bien que les personnages et les lieux changent complètement – la campagne française, Venise, Monte-Carlo, un sombre bordel parisien enfin dans le dernier quart de l’ouvrage – tout au long de ce véritable pavé (700 pages), écrit juste avant la dernière guerre et paru d’abord aux Etats-Unis (sous le titre The Century Was Young, 1941), puis en France en 1947. A noter pour la petite histoire qu’une version tronquée et détournée est parue sous l’Occupation, la censure de Vichy ayant transformé Dreyfus en coupable et le héros du livre en antisémite acharné…
Un point de vue dithyrambique :
Ce rapport entre fiction et réalité, mêlés pour créer une œuvre romanesque, mais avec de tels accents de réalité, que le lecteur se laisse d’autant plus porter par le récit, est là un thème récurrent d’Aragon, et une position créatrice dont je m’efforce d’incarner la continuité. Pourtant, il me paraît impossible que l’on puisse faire mieux que « Les Voyageurs de l’Impériale », tant la foisonnance de détails, la richesse des analyses, l’intelligence des thèmes et la parfaite maîtrise du récit en font pour moi une œuvre définitivement grandiose. Jusqu’à maintenant, je peux l’affirmer, « Les Voyageurs de l’Impériale » est mon roman préféré en littérature française, le seul que j’ai pu lire plusieurs fois, à quelques mois d’intervalle seulement. C’est un roman qu’on ne cesse de redécouvrir en permanence et qui contient une telle évocation de la vie, de ses revers, de ses miracles, qu’il y a forcément beaucoup de choses à apprendre à chaque page, à chaque détour de phrase. C’est une leçon d’écriture, une leçon de liberté, une leçon d’amour, une leçon de vie.
Un chapitre du livre (XLII de la Première partie) – qui pourrait constituer une nouvelle, tant l’histoire se suffit à elle-même, mais qui en même temps s’insère parfaitement dans l’action du roman – donne une idée du style flamboyant d’Aragon, qui n’est pas pour rien (malgré ses engagements politiques contestables) le grand poète français du siècle. C’est l’histoire de Boniface, le jeune géant débonnaire, et de la petite fille perdue dans la montagne, les bois sinistres et les sombres marais ; une histoire tout simplement magnifique :
Boniface est un jeune géant doux et malheureux. Depuis sa plus petite enfance, il a été l’objet du mépris de Buloz, parce qu’il n’a point de père, et que sa mère, tout le monde l’a eue. Elle est partie un beau jour, le plantant là, il avait six ans. Il est vrai qu’il en paraissait dix. Il a un autre malheur, c’est qu’il a le nez plat. Sans quoi il serait beau garçon, même avec ses taches de rousseur et des cheveux en baguette de tambour, d’un blond sale, qui lui dégringolent dans les yeux.
Depuis qu’il tient sur ses guibolles, il travaille pour les autres, et il est si fort, jamais fatigué, qu’il croit qu’il faut se le faire pardonner en bûchant double. Le soir quand il a abattu un boulot monstre, il demande timidement à ceux qu’il bénit de lui assurer son pain : « J’ai pas été trop fainéant aujourd’hui ? » Le plus malingre de Buloz peut l’appeler « Sans-père » et ce colosse courbe l’échine. Il se loue ici ou là. Il fait dans le village tous les travaux que personne ne veut faire. La quantité de fumier qu’il a pu brasser depuis qu’il est au monde ! On en ferait une montagne. Il a dix-huit ans à cette heure, il fait le terrassier pour le docteur Moreau à petit prix.
Quand il a su que la demoiselle avait disparu, il s’est proposé pour aller battre la montagne. Mais, dame, il avait sa journée à finir. Aussi, en enfonçant sa bêche, en rejetant la terre, han ! il priait à part lui Notre-Seigneur Jésus-Christ de faire qu’on ne la retrouvât pas avant le soir, la demoiselle du château. Il se persuadait qu’il la sauverait, lui, si on lui en laissait courir la chance, et il était tout fébrile à cette idée. Parce que Boniface était un être simple qui ne rêvait que de bonnes et belles actions, de travaux à émerveiller le monde, de dangers courus, des services rendus ; il avait tant et tant à se faire pardonner, sans compter le paradis à gagner, où il n’arrivait pas à croire qu’il y eût grand-chose pour un enfant du péché.
Redescendant du chantier, il rencontra les hommes qui sortaient de la montagne comme d’une meule de foin vainement retournée. Il en éprouva une grande joie, et sans même se reposer, laissant ses instruments à l’un de ceux qui rentraient à Buloz, il se jeta sur la montagne encore tout couvert de la sueur de la journée, et faisant craquer sa veste pourtant habituée à ses muscles.
Personne ne connaissait comme lui cette montagne et ses secrets. Tant qu’il resta une parcelle de jour, et là-haut, fin août, on y voyait encore à huit heures et demie, il courut comme un fou jusqu’à la crête et le long de la crête. Ce n’est que lorsque l’ombre se fut tout à fait abattue sur lui qu’il songea qu’il avait oublié d’emporter une torche. De quelle utilité serait-il donc dans la forêt, aveugle et perdu, toute cette nuit, capable de passer près de l’enfant terrorisée qui croirait au passage de quelque bête ? Il redescendit dans les ténèbres de la forêt, comme un homme qui plonge dans une eau profonde. Ses propres pas l’étonnaient. Il écoutait fuir dans les pentes des pierres qui auraient pu meurtrir la fillette. Il tâtait avec étonnement les feuillages, les troncs, la terre. Il aurait pleuré de sa sottise. Il n’y avait pas de lune, et entre les arbres on n’apercevait que de rares points d’or dans un immense drap noir.
Il avait pourtant l’idée qu’à se montrer inlassable, il toucherait dans les ténèbres la petite joue froide d’une enfant, ou bien il buterait dans son jeune corps endormi. C’est pourquoi, tout en faisant vite, il posait avec douceur ses grands pieds à chaque pas.
Une petite fille de douze ans, une petite demoiselle… Il l’avait aperçue, ou du moins, il en avait vu deux, encore l’autre jour, avec le jeune M. Pascal, sur la route. Laquelle était-ce ? peu importe. Boniface avait une si haute idée des demoiselles. Il croyait à tout ce qui est bon, à tout ce qui est beau en ce monde. Et d’abord à la jeunesse, à la pureté, à la vertu. L’idée que la vie pourrait s’arrêter dans ce jeune corps l’indignait. Ce n’était pas sentimentalité de sa part. C’était santé, c’était force. Il avait vu plusieurs fois des morts. Une fois, un jeune homme, le fils du chaudronnier, sur qui une charrette de pavés s’était déchargée à la renverse comme il passait. Le gars avait été écrasé, la tête fendue. C’était Boniface qui avait aidé à le dégager. Une chose horrible. Le pis, c’étaient les jambes… selon lui, Boniface. Parce que les jambes n’avaient rien. C’étaient de bonnes jambes solides d’homme vivant. Quand il avait essayé d’expliquer ça, personne n’avait compris Boniface.
Il se laissait couler à travers l’épaisseur des bois ; pour se reconnaître puisqu’il ne voyait guère que la masse des futaies prenant à la nuit des hauteurs fantastiques, il touchait les mousses, l’écorce des arbres. Et les infimes débris du sol, la pierre cassée, les pommes de pin séchées ou pourrissantes, les feuilles en train déjà de se décomposer, l’humus révélateur des essences végétales voisines. Il se disait : « je suis près du petit ruisseau… Ou, c’est drôle, je ne retrouve pas la clairière des mélèzes… Ah ! j’approche de la faille aux sangliers… Car la montagne avait mille noms pour lui, comme la robe d’une femme aimée couverte de souvenirs invisibles à d’autres yeux que les vôtres, à d’autres mains.
Il atteignait la lisière des marais quand il vit au loin passer les torches hésitantes des chercheurs. Des voix appelaient, sondaient la nuit. Il se mit à genoux et pria. Oh ! Seigneur, faites, faites que je la trouve, moi, et non eux autres. Et non point eux autres…
Si elle a pris le marais ici elle est perdue. Personne ne peut en sortir. Personne à ce niveau n’en connaît les passes, s’il en est. Il longea cette orée du marécage vers le Sud. A trois ou quatre reprises, il tenta d’avancer sur un sol incertain, il le sentait céder sous lui, avec cette mollesse de la vase mêlée à la mousse, l’eau lui entra dans les souliers… Il recula.
Là-bas, sous les bois, dansèrent encore les flammes courantes. Puis il y eut ce dos d’âne que font les bois, et dès qu’il fut au-delà, il n’aperçut plus ces lueurs lointaines. Ici jusqu’à l’écho de leurs cris s’étouffait.
Une fois bien enfoncé dans cette nuit, Boniface se sentit soudain entré dans l’intimité d’une femme. Il y avait entre la nature et lui un rapport de complicité, qu’il éprouvait confusément. Elle lui aurait tout permis, et il ne se sentit point gêné avec elle.
Un moment il se coucha sur le sol pour réfléchir. La terre, ici, était meuble, avec une sorte de sable pierreux, comme on en rencontrait peu au voisinage des marais. Il y enfonça ses doigts. Il se tourna sur le ventre et appuya sa joue contre des mousses humides qu’elle rencontra. Cela sentait un mélange de choses précieuses : les champignons couleur de corail, le passage ancien d’un troupeau de chèvres, le tombeau fraîchement remué, la montagne, le fraisier sauvage. Le garçon remua son nez plat dans la terre et il lui entra un peu dans les lèvres. Il serra ses lèvres sur ce baiser du sol, et il pensa lourdement aux morts qui mangent la terre par la bouche, par les oreilles, par les yeux.
C’est ainsi qu’il reprit des forces, incroyables, car ses jambes lassées depuis le petit matin laborieux, en mesurant le sol de leur lourd compas, y trouvèrent la certitude que la jeune fille vivait encore, et la propre palpitation de son cœur contre la terre lui parut le halètement de l’enfant transmis par le sable et la mousse. Il se releva, la tête pleine des histoires des saints voyageurs qu’on voit peinturlurés sur les stèles de l’église. Saint-Roch à la cuisse blessée, avec son chien et son bâton, saint Christophe, le barbu, qui sort à mi-jambes d’un fleuve avec le Divin Enfant sur l’épaule…
Ici c’était le plus terrible des marais. C’était par ici qu’on croyait qu’avait dû disparaître le grand frère de Michel. Boniface avait pris part à la battue. Les hommes les plus courageux n’avaient point osé s’avancer sur cette tourbe, où peut-être encore entre les herbes, un peu de la tête du gars passait encore, si bien qu’on eût pu le tirer par les cheveux. Il s’écarta d’instinct vers la forêt. Est-il donc lâche ?
Pendant de longs moments, et il ne devait pas être loin de minuit, de l’heure où l’on dit que de petits êtres sortent sous les fougères et se réunissent autour des lieux où la terre mangea des hommes imprudents, Boniface hésita, attiré par le marais et tenu par la peur. De toute façon qu’y avait-il à gagner à s’engager sur ce terrain de la mort ? Si la petite avait pris ce chemin, Dieu ait son âme ! Mais Boniface croyait aussi au courage, surtout quand il avait peur. Il se dit tout bas : « Capon, capon ! » et se frappa les flancs avec son poing dur. Il se sentait glisser vers le marais, sans que la raison y pût rien. Le sol perfide le happait déjà à distance.
Et c’est ainsi qu’il s’avança sur le terrain de la mort. Une résolution farouche le poussait. Il allait cette fois racheter d’un coup ces fautes mystérieuses qui étaient en lui. Il se signa. Les herbes étaient épaisses. Cela faisait floc sous ses semelles. Le sol fléchissait. Sa force et son poids le trahissaient, se retournaient contre lui. Il sentit fuir des grenouilles. L’humidité pénétrait ses pieds qui déjà faisaient ventouses. La terre gluante le prit aux chevilles. Il avançait. Le paysage de désolation qu’il ne pouvait point voir, il eût donné je ne sais quoi pour qu’il s’illuminât. Sa jambe gauche s’enfonça d’un coup jusqu’en plein mollet. Il pensa brusquement et bizarrement à saint Christophe, et se dégagea, la marche devenait de plus en plus difficile, les herbes hautes et serrées lui grimpaient à la taille, l’enserraient. Elles lui parurent soudain plus dangereuses que la terre humide. L’odeur de vase et d’herbages décomposés s’exhalait d’elles avec une force croissante. Une odeur de mort. Boniface pouvait encore regagner la terre. Il avança. Cela lui tirait dans les reins à chaque pas de dégager ses pieds, ses jambes, de s’accrocher à tout instant à l’emprise terrestre. Une fatigue pesante l’envahissait. Il avait travaillé comme un bœuf tout le jour. L’envie de ne pas se dégager, de laisser aller à l’ombre, à l’humidité, à la terre. Le sommeil. Quand il comprit qu’il avait sommeil il ressentit de l’épouvante. Car il se connaissait, quand le sommeil était là, c’était chez lui un invincible précipice qui s’ouvrait. Dormir… Il semblait que les marais frémissaient. Ils se réjouissaient du bon repas qu’ils allaient faire. La bonne pièce de boucherie… Il écarquilla les yeux, il se raidit, il arqua ses épaules…
Il plongeait à chaque pas presque jusqu’aux genoux. La lutte silencieuse devenait à chaque instant plus dure, et l’adversaire, lui, accroissait ses forces, à chaque pas de Boniface. Il tirait vers la profondeur les pattes du géant qui s’était jeté dans le piège. Impossible de s’arrêter : le poids seul de l’homme l’eût fait enfoncer d’avantage. Une fraîcheur de tombe le prenait par en bas, mais l’effort violent qui ne le dégageait que pour le rendre à la terre faisait couler une sueur chaude et collante, qui lui poissait les vêtements. Il s’empoignait aux herbes. Parfois elles étaient coupantes, et sans s’en rendre compte il s’était blessé les doigts. Il suça ses coupures, et éprouva un sentiment bizarre au goût fade de son sang mêlé à la terre. Eh ! pour un moment le sol devint plus ferme. Il ne faut pas trop vite triompher : ici les herbes se firent si denses qu’il sortit de sa poche un couteau qu’il ouvrit. Et ainsi armé il avança plus loin dans la terre des périls.
Près d’une heure, il lutta au hasard. L’épuisement montait. La peur. Le vent s’était levé qui emplissait la montagne de sifflement et de clameurs. Les herbes bruissaient comme si des diables y avaient collé leur bouche. Le pis était ce noir, cette étouffante obscurité. Parfois les pieds n’enfonçaient plus que jusqu’aux chevilles, puis cette marche dans la vase profonde reprenait, et Boniface commençait à comprendre ce que c’est que l’enfer. Ah, comme il aurait aimé se battre avec un homme, à l’épuisement, sur le sol ferme ! Ici, l’ennemi muet contre lequel il n’avait pas la force de ses énormes paturons était un corps illimité d’ombre et de traîtrise, qui connaissait seul l’étendue de sa ruse, qui ne faiblissait que pour mieux surprendre, mieux désespérer.
Soudain, l’air fraîchit. Il vint sur le visage de Boniface une odeur dévastatrice qu’il connaissait bien, et il frémit. La pluie. La pluie arrivait d’une façon sûre. La pluie dans les marais, c’était la mort. Boniface avec désespoir songea au rivage, à la petite fille perdue, au grand jour, au bon soleil, à Buloz… La pluie tomba sur lui avec une rafale. Une pluie étroite et serrée, implacable, oblique, une pluie pour toute la nuit, sans trous, sans pardon. Comme un animal affolé il serra ses dents puissantes, s’arracha à la terre, et tenta de courber sa marche hors des marais.
A chaque pas, il lui semblait qu’il faisait éclater la caisse de son corps. Il était comme un homme qui court, hors d’haleine. Et il n’avançait pas plus vite qu’un tout petit enfant qui ne tient pas encore sur ses pieds. La pluie s’abattait sur le marécage, pesait sur les arbres, fouettait la nuit. Boniface, pris par la terreur, hurla une grande fois, mais sa voix lui fit une telle peur qu’il serra à nouveau ses dents claquantes.
La pluie. La pluie. La pluie.
Boniface va mourir. Il se sauve avec cette lenteur épouvantable, parce que la terre tout entière pend à chacun de ses pieds. Il est tombé plusieurs fois. Son couteau lui a échappé. Perdu. Les herbes l’enserrent. Il voulait sauver une petite fille inconnue, l’insensé. Dieu de toute-puissance, Dieu, fils de Marie ! La piété, la colère, la terreur, la volonté de vivre se mêlent à la fatigue, à la hantise du sommeil. S’il ne pleuvait pas, ses yeux se fermeraient. Il se sent cassé. Tant pis, il faut qu’il avance.
La pluie tambourine sur les feuilles. La pluie coule dans son dos glacé. La pluie détrempe les tourbières. La pluie chante dans la montagne, Boniface va mourir.
Combien de temps est ainsi passé ? Une longue vie, une courte vie, une vie… Une idée traverse le noyé de la terre : « Ils m’appelaient « Sans-père », maintenant c’est « Sans-tombeau ».
La pluie court avec mille et mille petits pieds rapides, elle fait le sol plus fort et l’homme plus faible, elle double tout d’un coup sa violence, comme pour montrer qu’elle est implacable, qu’elle est la reine de la nuit.
La pluie. La pluie. La pluie.
Tête creuse, tête folle, corps hanté, force éperdue. On se sent parfois ainsi les mâchoires en rêve. Cela ressemble à la fièvre et à l’insomnie. Il succombe. Il se reprend. Il s’arrache.
La pluie. La pluie. La pluie.
Tout d’un coup les herbes cèdent, s’écartant, la jambe heurte à quelque chose de dur, le genou plie… Emporté par l’effort, Boniface une fois de plus tombe. Le sol. Le sol dur. Comment, le sable humide… Ah, ah ! La rive. Il est sorti du marais. Il se dresse. Il frappe avec le pied cette terre qui ne cède pas, il voit devant lui la masse noire des arbres, il court, il tombe… La pluie est douce, et froide, et bonne. Il se traîne, il veut toucher les arbres…
Et au pied des arbres, sa main, pleine de terre, touche une chose singulière, un bout d’étoffe, une chose vivante, un être, là, qui soudain s’éveille et crie. Ses deux mains s’abattent et saisissent. Il la tient, il la tient contre lui, Boniface, la créature du bon Dieu, contre son corps brisé, la demoiselle perdue, qui tremble de froid, d’espoir et d’épouvante.
Louis Aragon, Les voyageurs de l’impériale, chapitre 42 de la première partie.
Le livre a inspiré un film de Christian de Chalonge, avec Hippolyte Girardot, Marianne Denicourt, Claude Rich, Philippe Torreton, en 1996.
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