Le même désastre est raconté par deux écrivains, Giono et Yourcenar, le premier du Midi, la seconde du Nord, chacun dans son style. Dans Le Moulin de Pologne, roman sur le destin funeste de la famille Coste à travers un siècle, du début du XIXe au début du XXe, dans une ville provençale qu’on imagine être Manosque, Giono nous relate entre autres cet épisode des débuts du chemin de fer, la catastrophe de Versailles en 1842. Le titre de la traduction anglaise, The Malediction, est moins poétique et évocateur, mais correspond parfaitement au sujet de cette lignée poursuivie par le malheur.
Marguerite Yourcenar, dans ses Archives du Nord, non pas un roman mais des souvenirs et des histoires de sa famille, décrit également l’accident, où son grand-père était impliqué. L’aspect le plus horrible du déraillement, puis de l’incendie, est que les passagers étaient enfermés dans leur compartiment, on verrouillait la porte de l’extérieur (par souci de sécurité !) pour empêcher qu’ils n’ouvrent ou qu’ils se penchent au dehors, grisés par la vitesse folle de 40 km/h… Une autre explication est qu’on voulait éviter les fraudeurs, montés ou descendus entre les gares.
Le grand explorateur et marin, Dumont d’Urville, découvreur de la Terre Adélie en Antarctique (nommée par lui en hommage à sa femme Adèle), qui avait échappé aux tempêtes, aux disettes, aux maladies, aux indigènes hostiles (ce que Giono souligne aussi, en faisant broder ses personnages), y trouve la mort avec elle, ainsi que leur fils de seize ans. Les corps, entièrement carbonisés, sont identifiés avec difficulté parmi la cinquantaine de victimes.
Giono implique ses protagonistes dans la catastrophe du Paris-Versailles, mélangeant fiction et réalité :
C’est ainsi que les M… de la Commanderie furent abattus tous les quatre, d’un seul coup. Ils périrent dans la catastrophe du train de Versailles qui coûta la vie à Dumont d’Urville. Comme cet homme célèbre, ils avaient été enfermés à clef dans des wagons en bois. Sur cette voie courte, on avait fait l’essai de trains très rapides qui faisaient plus de quarante à l’heure. Il fallait se précautionner contre cette vitesse qui donnait le vertige et même, prétendait-on, des accès de folie. Au départ, on verrouillait les portières avec des écrous. Un frein qui chauffait enflamma les boiseries. Il y eut vingt personnes carbonisées en plus des nôtres.
[…]
On disait que le spectacle des cadavres de Versailles recroquevillés et charbonneux était horrible, que le célèbre explorateur, épargné des vents, des requins et des Zoulous, perdait sa graisse comme un rôti tombé de sa broche, après avoir partagé, par hasard, le destin des Coste. On disait que Clara, ayant fait effort pour s’échapper au dernier moment en crevant la vitre à coups de tête, avait été ouverte en deux par un gros éclat de verre, de la gorge au ventre et qu’elle montra, quand on put s’en approcher, un cœur noir comme une motte de suie. On brodait.
[…]
Quand je me suis intéressé à l’histoire, j’ai cherché et trouvé de vieux numéros de la Gazette et du National, pleins de dessins horribles et d’articles bien propres à faire réfléchir les bourgeois et même les êtres les plus nobles. Ces enchevêtrements de cadavres et d’éclats de bois, ces ballasts imbibés de sang, ces momies de ramoneurs qui avaient servi de torches, et dans lesquelles il était désormais impossible de distinguer un amiral d’un convoyeur : personne ici ne les mettait au compte du prétendu frein qui avait chauffé ; tout le monde les chargeait sur le dos des Coste. On ne lisait les journaux qu’entre les lignes. Quant aux gravures, les regarder et savoir que le Moulin de Pologne n’était qu’à huit cents mètres et contenait encore deux Coste capables de vous faire à chaque instant participer à de semblables horreurs était plus qu’on ne pouvait supporter. On retrouve des traces de ce sentiment unanime dans un dossier qui se trouve encore à la préfecture et qui est bourré de lettres de dénonciations, d’accusations, de plaintes, toutes anonymes.
A en voir le nombre, la différence d’écriture, de style, d’orthographe, de rédaction, il faut que toute la ville et toute la campagne s’y soient employées. J’étais loin de me douter que mes concitoyens, dans lesquels je me plais à reconnaître un sens rassis et une froideur entendue, pouvaient être capables, même poussés à bout, sinon de donner dans ces vertiges, en tout cas de faire de la poésie. L’un d’eux écrit ceci, que je trouve admirable jusqu’à un certain point : « Je crains la mort apportée par un astre !«
Quant à Marguerite Yourcenar, elle n’est là et toute sa famille que parce que son grand-père s’est sorti de l’accident par miracle, ce qu’elle explique de façon très crue à la dernière phrase du chapitre le relatant. Après quelques considérations sur le hasard et la vie, dans son style vigoureux et éblouissant :
Pour ajouter aux plaisirs de la journée un plaisir plus neuf, on a décidé d’aller à Versailles et d’en revenir par chemin de fer. La ligne du Nord n’étant encore que projetée, c’est la première fois que Charles de Keytspotter, venu à Paris par la diligence, aura l’occasion de voir une locomotive. La ligne Meudon-Versailles ne fonctionne que depuis dix-huit mois ; même pour les Parisiens du petit groupe, rouler sur les rails est encore une nouveauté. On a quelque mal à trouver place dans les wagons, déjà fort remplis. Ida, ou Coralie, a peur, ou fait semblant par coquetterie. Ces messieurs la rassurent en se portant garants de la sécurité des chemins de fer.
[…]
(Au retour)
Une atmosphère de fête foraine et d’émeute bon enfant règne à la gare de Versailles. Michel-Charles lui-même conseille d’attendre le train suivant, ce qui après tout les retardera très peu : pour accommoder la foule des voyageurs, des convois partent maintenant toutes les dix minutes. Un train tiré par deux locomotives entre en gare ; des couples bourgeois endimanchés, mais que débraillent la poussière et la chaleur précoce, des lycéens, des ouvriers en casquette, des femmes traînant des enfants et tenant des brassées de jonquilles qui, déjà, commencent à se faner, se ruent sur les hauts marchepieds. Lemarié a juste le temps de faire remarquer à ses camarades un marin très galonné qui monte dans le compartiment voisin du leur : l’amiral Dumont d’Urville, récemment rentré après mille dangers d’une exploration de l’Antarctique ; une dame bien mise et un jeune garçon qui est sans doute son fils l’accompagnent. Aidées par leurs messieurs, les grisettes font l’escalade du compartiment, protégeant de leur mieux leurs volants et leurs bonnets. On s’assied ou reste debout faute de place, un peu haletant, juste au moment où les employés font claquer les portières et leur donnent un tour de clé, histoire d’empêcher les malins, qui voyagent sans billet, de fausser compagnie avant d’entrer en gare. Paul de Drionville, assis en face de Michel-Charles, s’inquiète un peu : sa mère lui a fait promettre de ne jamais monter dans un wagon de tête. Michel-Charles le rassure : on est dans le second wagon. Il ajoute qu’on va décidément très vite. Le roulis devient celui d’une barque par gros temps. Tout à coup, une série de secousses jettent les uns sur les autres les voyageurs moitié riant, moitié effrayés ; un choc énorme, pareil à celui d’une lame de fond, lance les occupants à terre ou contre les parois. Un tumulte, fait de métal qui grince, de boiseries qui se rompent, de vapeur qui siffle et d’eau qui bout couvre les gémissements et les cris. Michel-Charles perd connaissance.
Quand il regagne à demi conscience, c’est pour sentir qu’il étouffe et tousse dans une atmosphère de four enfumé. Un peu d’air plus frais semble venir de quelque part ; il ne saura jamais si c’est d’une cloison défoncée ou d’une vitre brisée. Rampant dans l’obscurité suffocante, écartant, repoussant des masses qui sont des corps, accrochant çà et là un bout d’étoffe qui se déchire, il atteint la brèche, enfonce la tête et les épaules dans l’ouverture trop étroite, se débat, tombe enfin du trou et roule sur un remblai.
Le contact et l’odeur de la terre le raniment ; il constate en tâtonnant qu’il est tombé dans un vignoble. Malgré le long crépuscule de mai, il fait presque aussi noir dehors que dans le trou dont il est sorti. S’aidant de ses mains qui saignent, il se met debout sur le remblai et comprend enfin ce qu’il n’a jusque-là que vécu. La seconde locomotive s’est précipitée sur la première : les wagons, entièrement construits en bois, soulevés, renversés, brisés, grimpés les uns sur les autres, ne sont plus qu’un monstrueux bûcher d’où sortent de la fumée et des cris. Quelques ombres s’agitent et courent le long des rails, échappées comme lui par miracle aux compartiments-prisons. A la lueur d’une nouvelle poussée de flammes, Michel-Charles reconnaît un certain Lalou, de Douai, ancien condisciple. Il le hèle, s’accroche à son bras, crie en désignant l’endroit d’où il vient de s’arracher : « Il faut rentrer là-dedans, il y a des gens ! Des gens qui meurent ! »
Les flammes jaillies de partout répondent seules à son futile appel. Une jeune femme tend les bras en hurlant à travers une vitre défoncée : un homme qui risque sa vie s’approche d’assez près pour lui saisir la main, tire ; le bras se détache et tombe comme un tison ardent. Un inconnu lancé sur la voie arrache sa chaussure qui brûle, et avec elle un pied broyé qui ne tient plus que par un lambeau. Un jeune homme, moins heureux que Michel-Charles, est tombé comme lui dans le vignoble au bas du remblai, mais un échalas lui a transpercé la poitrine comme une bayonnette ; il n’a que le temps de faire quelques pas et meurt en poussant un grand cri. Le feu a eu ses caprices comme la foudre : le long des rails où des sauveteurs s’affairent avec des crocs ou des gaules pour ramener à eux des restes calcinés, un jeune voyageur complètement nu, éviscéré de la gorge au bas-ventre, a dans l’orgasme de l’agonie l’aspect d’un monstrueux Priape. A l’arrière, là où le feu n’a pas tout envahi, des cantonniers ont réussi à briser des vitres ou des serrures, délivrant des gens qui s’enfuient en hurlant ; d’autres au contraire se renfoncent dans la fumée à la recherche de leurs compagnons. Mais les wagons de tête sont perdus.
A la clarté du feu qui silhouette maintenant les moindres objets, Michel-Charles s’aperçoit que le bas de son pantalon pend en loques noirâtres ; passant sa manche sur son front pour essuyer ce qu’il croit de la sueur, il découvre que son visage aussi est en sang. Quand il revient à lui, il est couché dans une salle du château de Meudon, où l’on donne les premiers soins aux blessés. L’aube éclaire les grandes vitres, c’est déjà hier qu’a eu lieu la catastrophe. Avec ménagement, on lui apprend que des quarante-huit personnes occupant les quatre compartiments de son wagon, il est l’unique survivant.
Quelqu’un, Lalou peut-être, le ramena chez lui en fiacre. Sans doute sur l’avis du docteur Récamier, qui servait depuis longtemps de conseiller à la famille, il fut décidé de ne lui laisser passer qu’en octobre les examens prévus pour juillet. Un boîtier de montre brisé et un bout de passeport servirent à dresser l’acte de décès des frères Keytspotter, que Michel-Charles signa. Il se peut qu’il ait rendu le même service à Lemarié et à Drionville. Un bout de ruban, un manche d’ombrelle retrouvés dans ce charnier font penser aux grisettes. Je leur ai vainement cherché des identités plausibles dans la liste, sans doute incomplète, des morts, et Michel-Charles n’avait peut-être connu d’elles que leurs gracieux noms de guerre. Peu à peu, les cicatrices des brûlures subies par le jeune homme s’effacèrent, mais un épi de cheveux sur son front se détacha longtemps tout blanc sur l’épaisse chevelure brune.
Près de quarante ans plus tard, il consigna pour ses enfants, dans de brefs souvenirs rédigés peu avant sa fin, le récit de ce désastre. Michel-Charles était dénué de dons d’écrivain, mais la précision et l’intensité de son récit feraient croire qu’à son insu peut-être, sous sa poitrine décorée et couverte de drap fin, au fond de ses yeux presque inscrutables, cette masse de cloisons de bois, de métal incandescent et de chair humaine continuait à brûler et à fumer. Homme du XIXe siècle, respectueux de toutes les formes de décence, Michel-Charles n’a pas indiqué par écrit que quelques aimables filles s’étaient jointes à la joyeuse petite bande. Il mentionna leur présence à son fils. Il a aussi épargné à ses enfants quelques détails hideux, que je prends dans les rapports officiels.
D’autres personnes, apparentées de près aux victimes, gardèrent quelque temps au fond d’elles-mêmes le souvenir du sinistre. L’architecte Lemarié, père de l’étudiant disparu, fit construire à l’endroit fatal une chapelle qu’il dédia à Notre-Dame-des-Flammes : il devint fou sitôt après la cérémonie de la consécration. L’édifice était, paraît-il, assez laid ; mais son beau nom fait rêver. Notre-Dame-des-Flammes : un père également pieux eût pu faire élever une chapelle à Notre-Dame-des-Affligés, à Notre-Dame-de-la-Consolation, que sais-je encore ? Plus courageux, cet inconnu regarde en face l’holocauste, au risque de s’y consumer lui-même. Sa Notre-Dame-des-Flammes me fait songer malgré moi à Durga ou à Kali, à la puissante mère hindoue dont tout sort et en qui tout s’abîme, et qui danse sur le monde, annulant les formes. Mais la pensée chrétienne est d’essence différente : « O tendre Marie, défends-nous des flammes de la terre ! Préserve-nous des flammes de l’éternité ! », disait l’inscription placée au fronton. Pour ces âmes passées du feu terrestre au feu du Purgatoire, quatre messes par an devaient être dites. Elles le furent pendant une vingtaine d’années. Puis, l’oubli dissipa le souvenir des cendres. La chapelle, de style troubadour, était encore debout il y a quelque trente ans. Un immeuble la remplace aujourd’hui.
Notre-Dame-des-Flammes © Wikimedia
Les fils de la toile d’araignée où nous sommes tous pris sont bien minces : ce dimanche de mai, Michel-Charles faillit perdre, ou se voir épargner, les quarante-quatre ans qui lui restaient à vivre. En même temps, ses trois enfants, et leurs descendants, dont je suis, coururent de fort près la chance qui consiste à ne pas être. Quand je pense qu’une bielle défectueuse (on avait, assure-t-on, commandé en Angleterre une pièce de rechange, restée en souffrance à la douane) a risqué d’anéantir ces virtualités, quand je constate par ailleurs le peu qui reste de la plupart des vies actualisées et vécues, j’ai du mal à attacher beaucoup d’importance à ces carambolages du hasard. L’image qui surnage pour moi de ce désastre du temps de Louis-Philippe n’en est pas moins celle d’un garçon de vingt ans fonçant la tête la première à travers une brèche, aveugle et sanglant comme au jour de sa naissance, portant dans ses couilles sa lignée.
Sur trois personnages de Giono. Sa préface au chef d’oeuvre de Dickens, De grandes espérances.
Liste des accidents de chemin de fer.
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