Difficile de remercier quelqu’un qui vous a sauvé la vie

orques

Jérôme Poncet est entré dans la légende de la voile, aux côtés des Moitessier et Tabarly, quand avec son Damien il fait le tour du monde entre 1969 et 1973, via le Spitzberg, le Groenland, l’Amazone, l’Antarctique et le Pacifique, avec son ami Gérard Janichon. Poncet passait ses vacances à l’île de Ré, lieu de ses premiers bords. Enfants, nous avons joué ensemble sur les plages de Trousse Chemise. Les deux familles campaient sur un terrain des Sadoc, au milieu des pins, au dessus du Fier. Un incident avait marqué cette époque, une famille était patriote/conservatrice, l’autre sympathisante communiste, c’était en juillet 1954, Pierre Mendès-France était à la tête du gouvernement et venait de négocier les accords de Genève qui entérinaient la perte de l’Indochine pour la France, et la fin de la guerre, après la défaite de Diện Biên Phủ en mai. Consternation dans la famille de droite, joie dans la famille de gauche. Ambiance glaciale lors de l’apéritif du soir, au dessus de la plage.

Mais l’histoire relatée ici n’a rien à voir avec la politique ou la décolonisation, elle est beaucoup plus tardive et date de 1976, lors d’une course de voile transocéanique. Poncet skippait Guia III, un voilier de 44 pieds, dans un parcours triangulaire sur l’Atlantique, dont la dernière partie allait de Rio de Janeiro à Portsmouth, en février-mars. L’équipage était international (en plus du skipper français, quatre Italiens et un Britannique) et George Marshall, le navigateur anglais, raconte leur aventure, après avoir heurté un énorme cétacé…

Nous partîmes de Rio avec une bonne chance de gagner le triangle atlantique, tout ce qui était requis pour faire du bateau un vainqueur avait été fait, on avait tout vérifié et remplacé ce qu’il fallait. Le radeau de sauvetage était périmé, et lui aussi avait été révisé in extremis, il arriva seulement quelques heures avant le départ de la course et fut placé à l’endroit habituel, dans le cockpit.

La vie à bord prit vite le tour de la routine d’une course hauturière. Jusqu’à l’équateur on faisait 150 milles par jour, puis on toucha le pot au noir (doldrums) le 6 mars. Mais dès les 8 et 9, le vent reprit dans la nuit, jusqu’à 35 nœuds ! Puis baissa avec le lever du jour. La nuit à 2h, le quart changea et je descendis avec deux autres pour me reposer, c’était habituellement le meilleur moment pour dormir. Après un rapide en-cas, de chocolat chaud, cookies et fromage, je m’entourai d’un drap dans ma couchette et pénétrai le royaume de Morphée (was into the land of nod).

Au milieu d’un profond sommeil, je fus réveillé par un craquement soudain, un bond en avant du bateau, et tout le monde sauta sur sa couchette. Du pont vint le cri : Orca, Orca !, que même mon italien limité put comprendre en Baleines !. La tête d’un équipier apparut dans l’entrée, il pointait son doigt en avant en disant : « De l’eau dans le bateau ! »

En posant les pieds sur le plancher, je constatai qu’effectivement le bateau s’était déjà rempli, ça arrivait au-dessus de mes chevilles ! En regardant vers l’avant, vers le coqueron, je vis de l’eau refluer massivement. Me précipitant, je vis que ça venait de bâbord, à travers le coffre à voiles. En revenant dans le carré, j’attrapai un couteau dans la cuisine, et rejoignit Jérôme notre skipper, et Giorgio qui était de veille. Nous ouvrîmes le coffre et vîmes un énorme trou dans la coque, deux pieds (60 cm) sous la ligne de flottaison, et exactement derrière la cloison du compartiment avant. Le trou avait la forme d’un œuf, de trois pieds de long et 2 de profondeur. Les planches avaient été défoncées de bas en haut, et il était évident que quoi que ce soit qui avait heurté le bateau, le choc avait été violent.

L’eau entrait à toute force, et pendant une seconde ou deux nous regardions ébahis, ayant du mal à y croire. Jérôme et moi, on essaya de repousser les planches vers le trou, mais même en y mettant tout notre poids, ça ne servit à rien. Pendant ce temps-la, les autres ralentissaient le bateau en affalant les voiles, l’afflux d’eau rendant impossible de changer de cap, virer ou mettre à la cape. Il apparut clairement qu’on ne pourrait élever assez l’avant pour éviter l’entrée d’eau, Jérôme nous dit d’aller sur le pont et d’essayer de mettre une voile à l’avant autour de la coque, il continuait de tenter de boucher le trou avec des spinnakers et tout ce qu’il avait sous la main. On avait déjà de l’eau jusqu’à la taille, accroupis dans la cabine avant, et dès qu’il poussait une voile dans le trou, elle était rejetée en arrière.

A l’extérieur, avec Giorgio, nous dégageâmes le génois numéro deux des lignes de vie, avec l’idée d’entourer l’avant du bateau avec, de façon à ce que la pression de l’eau aspire la voile dans le trou. Il fallait pour cela plonger et tenter de faire le tour en tirant la toile. En regardant en bas dans l’eau très claire, je pouvais voir le trou et les parois déchiquetées, et de longues fissures vers l’avant et vers l’arrière. En me couchant le long du bateau et me penchant de deux à trois pieds, je pouvais aussi voir un très gros animal, au moins de la moitié de la taille du bateau et large d’environ 6 pieds. Giorgio le vit aussi et me dit de rester sur le pont. En réalité j’avais déjà changé d’avis, n’ayant pas l’intention de servir de snack à n’importe quelle créature.

On essaya quand même d’enrouler la voile autour de la proue, mais le pont était déjà à fleur d’eau et ça s’avéra impossible. Jérôme apparut dans la descente et annonça qu’il était temps d’abandonner le navire. Le reste de l’équipage avait déjà commencé à rassembler le nécessaire et je descendis pour faire de même, selon l’exercice répété. Comme j’attendais que la descente fut libre, je regardai autour de Guia et vit une bande d’orques (killer whales) à environ 15 m sur le côté, elles étaient impossibles à confondre avec leurs taches blanches et leurs longues nageoires dorsales, et tout d’un coup je compris ce qui s’était passé. A tribord, un groupe de dauphins s’agitaient, de bonne taille, et avec une peau verte et noire.

En bas, l’eau arrivait aux cuisses, le bateau oscillait sans arrêt, la masse liquide allant et venant lourdement dans un bruit de succion d’un bord à l’autre. La radio était branchée et j’envoyai le premier Mayday sur 2181 khz. Je savais avoir peu de chance, car on était trop loin de la terre pour l’atteindre. Un déplacement sur la fréquence de la course, 4136 khz, et j’en envoyai un second. Le cadran montrait une baisse rapide de la batterie, avec l’eau qui l’avait recouverte. Elle montait vite et Jérôme et moi, on en avait maintenant jusqu’à la taille. Je continuai à envoyer des Mayday sur diverses fréquences, jusqu’à l’affaiblissement du courant, en même temps que j’aidai Jérôme à rassembler tout ce qui flottait d’utile. Le canot de sauvetage à l’extérieur avait déjà été gonflé et le matériel essentiel était sorti.

Jérôme fit un haussement d’épaules très français (a very Gallic shrug) et me dit qu’on devait dire au revoir à Guia, puis aller sur le radeau. J’appuyai sur le bouton d’urgence de la radio et constatai qu’elle émettait encore, mais à un débit très faible. Comme nous pataugions vers la sortie, avec de l’eau jusqu’au cou, nous réussîmes à attraper encore quelques objets, boîtes de fruits, un de mes sacs avec un appareil-photo, des affaires de toilettes, du lait concentré et un bloc-notes.

Un cri dehors nous avertit que Guia sombrait. Jérôme nous fit remonter précipitamment et arriver juste à temps pour voir la proue plonger, et en dix secondes, depuis un bateau au ras de l’eau, il n’y avait plus que la poupe et une partie du mât hors de l’eau. Je glissai dans l’eau et nageai vers le radeau tout proche. Et comme je m’accrochai à lui, Guia émit un soupir très fort et prolongé, bruit de l’air coincé à l’arrière et qui s’échappait au moment où le bateau disparaissait entièrement… Je tentai alors de monter sur le radeau, et m’aperçus que quelque chose me retenait, me tirait en arrière dans l’eau. Jérôme essaya de me hisser, sans réussir. C’était l’ancre flottante qui était entourée sur moi, il fallut alors simplement la remonter, et moi avec !

L’intérieur du raft était un amoncellement de corps, de matériel, de nourriture et de vêtements. Tout le monde s’assit les premières minutes et je me doutai qu’ils pensaient la même chose que moi. Voir un yacht aussi beau que Guia disparaître d’un coup comme cela était un choc. Et aussi la réalisation qu’on était loin de tout, loin de toute terre, loin des routes des cargos, avec peu de chances de survie. En regardant alentour, il n’y avait rien, ni épave, ni baleines, seulement le ciel et la mer. Un sentiment de totale solitude.

On commença à mettre de l’ordre dans le radeau, faire un inventaire de ce que nous avions, et après examen, on se dit qu’on n’était pas trop mal en point. Il y avait de la nourriture en quantité, assez pour un mois, une boîte de fusée, des combinaisons étanches Helly Hansen pour chacun. Trois couvertures, 800 cigarettes, des allumettes, des briquets, des lampes torches, des gilets de sauvetage, des sacs de première nécessité. J’avais aussi des pulls de rechange et des pantalons de voile. Toute la nourriture était dans des boîtes en polystyrène, une bonne idée que nous avions eue pour Guia. On se dit que s’il y avait un problème avec le radeau, on pourrait toujours employer ces boîtes pour la flottaison.

Le seul problème était l’eau douce. Nous n’en avions que 15 litres et nous savions que nous aurions besoin de la pluie assez vite, mais la zone que nous traversions, celle de l’équateur, le pot au noir, était une zone d’orages fréquents.

Après avoir tout trié, on enfila les combinaisons thermiques, et, sur l’avis de Giorgio, prîmes un temps de repos, à discuter sur nos chances. L’avis général fut qu’elles étaient plutôt bonnes, qu’on serait probablement retrouvés, qu’on serait sans doute déposés en Amérique du Sud, peut-être vers le Venezuela. Nous pensions que dans les trois jours, nous serions dans les routes du milieu de l’Atlantique, entre les ports nord-américains et Le Cap, et ensuite, dans deux semaines, sur les routes entre Panama et Le Cap, et enfin les routes de transit côtier le long de l’Amérique du Sud.

Deux heures après le naufrage, on remonta l’ancre flottante, nous dérivions alors à 2 à 2,5 nœuds. Elle risquait de heurter le canot et il semblait bien préférable de dériver plus vite. On la remplaça par une ligne avec une boîte de nourriture et un gilet attachés au bout, qui permettait de stabiliser le radeau, dans le sens du vent et de la mer, tout en cassant les vagues les plus fortes, de telle sorte que peu d’eau entrait dans le canot. Ses mouvements semblaient dès lors relativement confortables, l’ancre qui restait à la surface nous empêchait de descendre trop rapidement le creux des vagues. Le seul côté désagréable était la constante humidité du fond, et le manque de place pour les jambes au centre. En étalant les cirés et les couvertures, on arrivait à s’isoler un peu de l’eau, mais restait la question du manque de place, et là, il n’y avait qu’à sourire et accepter. On dit à Giorgio qu’il pourrait à la longue améliorer ses pratiques d’amputation si on restait trop longtemps…

Avec la nuit, on organisa des quarts d’une heure et demie. Le jour, ceux qui étaient près de la fenêtre n’auraient qu’à guetter, les meilleures chances de voir un bateau étant dans l’obscurité. Le veilleur restait à l’ouverture, avec des torches, des pompes et des fusées à portée de la main. Chacun avait deux cigarettes et un cookie, pour accompagner sa veille.

Comme mon tour n’était qu’à minuit, j’essayai de prendre un peu de sommeil. Ce qui fut plus facile que je pensais, une fois qu’on réussit à caser nos jambes. A minuit, Claudio Cuoghi, le plus jeune membre de l’équipage, me réveilla pour prendre mon tour. Après une manœuvre difficile, je m’extirpai de l’amas de corps et m’assis à l’ouverture du canot. Je partageai une cigarette avec Claudio, puis discutai avec lui sur la perte du bateau, et il alla ensuite s’insérer dans le groupe, je restai seul avec la mer et la nuit. Le vent soufflait encore à environ 25 nœuds et les vagues avaient dans les 3 m de haut, mais le radeau se comportait très bien. Sans bouger, je pouvais balayer 360° de l’horizon chaque deux à trois minutes, le canot changeant de direction en tirant au bout de son ancre.

Je ne peux pas dire que j’ai eu des grandes pensées pendant mon quart, je me sentais seulement un peu détaché. L’océan est si vaste qu’il est difficile de ressentir de la colère ou de la tristesse vis-à-vis de ce que ses occupants peuvent vous faire. Comme la jungle, la mer est neutre, et tout ce qu’on peut faire c’est de vivre avec et accepter toutes ses humeurs.

Au bout de deux heures, je secouai le suivant et il me remplaça. Il était difficile de trouver une position pour dormir, et il me fallut longtemps pour entrer dans cet état d’assoupissement qui précède le sommeil. Quand je me sentis enfin assez bien installé, quelqu’un passa le bras au-dessus de moi pour réveiller Jérôme : « Je crois que je vois un feu », dit-il, « mais ça peut être une étoile qui se lève. »

J’étais déjà à l’ouverture avant qu’il finisse sa phrase, je savais qu’il y avait des nuages partout à l’horizon, et c’était donc sûrement un navire. Trois d’entre nous fixions la mer et après un long moment nous vîmes une lumière monter et descendre dans la direction du vent. Je voulus lancer une fusée tout de suite (on m’en avait donné la responsabilité, j’avais plus de pratique que les autres), mais Jérôme suggéra d’attendre un peu pour voir dans quelle direction allait le bateau. L’attente me sembla une éternité, mais on put enfin voir qu’il s’agissait d’un cargo, et un deuxième feu de mât apparut. Il allait nous croiser quelque 3 milles sous le vent, j’allumai alors la première fusée rouge à parachute, elle s’éleva tout droit et donna une lumière forte, très rassurante. Au bout de trente secondes, elle s’éteignit, et nous nous mîmes à observer la course du navire. Après dix minutes, nous allumâmes encore deux fusées, l’une après l’autre, dans la direction de sa proue. Elles fonctionnèrent toutes deux, et au moment où elles retombaient, nous vîmes une lampe Aldis qui s’orientait vers nous. Puis tous ses feux de pont s’éclairèrent et en quelques minutes, nous étions à environ 150 m de lui, il ralentit et stoppa à un mille. Toutes nos torches étaient allumées, et aussi les fusées à main.

Les deux heures suivantes furent sans doute les plus pénibles de ma vie. Le bateau revint quatre fois sur nous, mais il semblait avoir du mal à nous repérer. Nous n’avions que dix fusées portables, dont quelques-unes inutilisables. Mon principal souvenir consistait dans les jurons destinés aux gens qui fabriquaient du matériel aussi mauvais, et la gratitude envers les autres, qui avaient fourni celles qui fonctionnaient.

Finalement, le bateau s’arrêta sous notre vent et on essaya de pagayer vers lui. Mais comme il dérivait plus vite que nous, c’était inutile. Nous attendîmes donc, pour voir ce qu’il allait faire. De la poupe, un bateau de sauvetage apparut. C’est seulement alors qu’on vit à quel point la mer était mauvaise, leur canot était visible par moments, puis disparaissait derrière les vagues, et il commença par aller dans la mauvaise direction. Il nous restait une fusée à main, qui le ramena vers nous, et nous pûmes enfin monter à bord, emmenant tout le matériel du radeau. Lui-même fut attaché sur un des côtés de la barque.

On se retrouva bientôt le long de la coque de l’Hellenic Ideal. Il restait à monter par l’échelle, et l’officier en charge nous obligea à nous attacher d’abord à une ligne de vie, une précaution très sensée, comme la suite le montra. Aucun de nous après l’ascension n’était capable de se tenir debout, et tous nous nous effondrâmes contre le bastingage. Plus sans doute de soulagement que d’épuisement. Après une cigarette et un petit verre d’alcool (a tot of something very strong), on nous conduisit en bas dans la salle à manger des passagers. Le capitaine descendit du pont, s’assurant que nous étions bien tous là, et nous annonça que le bateau était à notre disposition jusqu’à New York.

Il est difficile d’exprimer ses remerciements à quelqu’un qui vous a sauvé la vie, mais au marin qui a vu notre fusée, et au capitaine, Dimitros Dimitri, ainsi qu’à tout l’équipage de l’Hellenic Ideal, merci. Votre adresse, votre sens de la mer (seamanship), votre hospitalité ne seront jamais oubliés.

hellenic_ideal

Récit en vo sur Google Books, tiré de Sunk without trace, de Paul Gelder.

Site de Jérôme Poncet. Rencontre avec un éléphant de mer de 4 tonnes…

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3 Réponses to “Difficile de remercier quelqu’un qui vous a sauvé la vie”

  1. JB Says:
  2. JB Says:

    Damien revient de l’oubli.

  3. michelherland Says:

    Toujours ta traduc ? Very good !

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