Odd Times, un cotre à corne (gaff-rigged cutter) de seulement 23 pieds (7 m), a fait naufrage en 1967 dans des circonstances malheureuses. Tout a commencé par un mal de mer persistant. Peter Rose, son propriétaire et skipper l’avait conduit depuis son Essex natal (au nord-est de Londres) dans la mer Egée, puis à travers l’Atlantique vers La Barbade, où il arrive en janvier 1966, les autres Antilles ensuite, et finalement les Etats-Unis le long de la côte Est, jusques dans le Rhode Island, où il passa l’hiver 1966-67. L’été suivant, il le conduisit dans les provinces maritimes du Canada, en Nouvelle Ecosse, d’où il fit route vers St Pierre et Miquelon, avec un ami et équipier, Paul Sheard.
A Sydney, nous fîmes des provisions avant de partir pour St Pierre. Le brouillard qui nous avait retardé fut la cause d’un changement d’itinéraire : au lieu d’aller vers le sud de Terre Neuve, nous décidâmes de faire étape à St Pierre et Miquelon pour en partir vers le milieu de juillet. Il me semblait qu’il était sage d’être déjà loin de l’Atlantique nord avant la fin août, pour avoir plus de chances d’éviter les tempêtes de fin d’été, et même le cyclone vagabond allant au loin vers le nord. D’un autre côté, partir trop tôt augmentait la possibilité de trouver des blocs de glace dans la partie ouest de l’océan. Mais dès que nous larguâmes les voiles vers St Pierre, je fus pris d’un mal de mer, sous la pire forme que j’aie jamais rencontrée. Sauf peut-être parfois quand les conditions étaient extrêmes. Mais là, les conditions étaient favorables, et ce n’était pas seulement désagréable, c’était surtout très inquiétant. Je pouvais aider Paul pour la navigation, mais à part ça c’est lui qui s’occupa du reste, régler les voiles, garder le cap, et il s’en tira très bien, et Odd Times arriva à bon port, le 14 juillet. Un grand jour là-bas évidemment. Aussitôt débarqué, à l’écart de la houle et du clapot, je récupérai.
Les autorités françaises gèrent sur l’île un petit hôpital, mais bien équipé, et je fus examiné par un jeune et compétent docteur qui fit différents tests, des rayons X, afin de trouver la raison de l’extrême malaise à la mer. La raison trouvée fut que j’étais en bonne santé, mais allergique à un des composants du médicament que j’avais pris contre le mal de mer, entre le Maine et la Nouvelle Ecosse, et à nouveau entre Sydney et St Pierre. Ce fut un grand soulagement et nous nous apprêtâmes à quitter cette île, petit bout unique et isolé de France en Amérique du Nord, huit jours après notre arrivée. On jeta toutes les tablettes de ces remèdes et la confiance revint. Paul, heureux homme, n’en a pas besoin de toute façon, et je n’aurai qu’à faire face à la dose habituelle de cette affliction et la surmonter de la façon habituelle après un ou deux jours.
Après le déjeuner, le 21 juillet, nous partîmes. La journée était belle, bien que comme d’habitude le brouillard s’étendait à l’horizon. Le vent était favorable, faible à modéré, et nous prîmes notre cap sans difficulté, au sud-est de l’archipel. Notre progression fut bonne pendant les premières 24 h et tout semblait aller bien dans les meilleures conditions. J’étais légèrement mal à l’aise, un inconfort mineur, et je pensais me remettre plus vite que d’habitude. Mais tout n’était pas aussi favorable qu’il semblait.
Il est naturel, bien sûr, de ressentir une certaine fatigue au début d’un long passage, habituer son organisme à un rythme de 4 h de veille, 4 h de repos, quart après quart, est un facteur de stress jusqu’à ce qu’on s’habitue. Auparavant, ça m’avait pris deux ou trois jours, mais là, je ne parvenais pas à atteindre ce stade, et au fur et à mesure que les jours passaient, la fatigue augmentait et se transforma en épuisement sans raison apparente. Les conditions étaient en effet toujours favorables, à part le brouillard qui envahissait tout. Il ne faisait même pas particulièrement froid.
Paul faisait face de façon admirable, malgré le fardeau croissant de mon retrait. Tout ce que j’étais capable de faire, c’est de rester à l’horizontale… Après une semaine, nous devions prendre une décision capitale. Jusque-là, on avait fait route, laissant le bateau avancer de lui-même pour nous reposer, ou mettant à la cape quand les conditions étaient défavorables. Nous espérions tous les deux que le mal passerait, que je reprendrais des forces, mais cet espoir s’éloignait de plus en plus avec le temps. Le brouillard était tel qu’on ne voyait jamais l’horizon, même s’il y avait des moments de soleil dans la journée. J’aurais pu apprendre à Paul comment obtenir la latitude à midi au moins, même si à ce point de notre traversée, ne pas savoir exactement la latitude n’avait pas une importance déterminante. En réalité, notre estimation était assez éloignée de la réalité, comme nous le découvrîmes plus tard, nous n’avions pas encore atteint les courants d’est, et étions toujours dans ceux allant vers l’ouest. Et cela en dépit du réchauffement de la température de l’eau, que nous avions pris comme un signe du passage du courant du Labrador à celui de la dérive ouest-atlantique.
Il semblait n’y avoir pour nous que trois options possibles. Continuer, faire demi-tour vers Terre Neuve, ou chercher de l’assistance. Si on continuait, notre prochaine possibilité de trouver de l’aide résidait, en supposant qu’on ne rencontre pas un navire avant, était le bateau météo océanique Delta, positionné sur notre route, 500 à 600 milles devant, et sur lequel on pouvait se diriger facilement par radio, mais à partir d’une portée de cent milles. Après Delta, il y avait les Açores, à peu près la même distance encore vers l’ouest, mais à deux cents milles plus au sud par rapport à notre route vers l’Angleterre. Tout ça semblait très bien, mais à condition que le temps reste favorable, une possibilité, mais dans ces eaux, loin d’une certitude. Quelle serait la situation si Paul devait affronter seul des conditions très mauvaises ? Avec un invalide à bord qui devenait de plus en plus faible tous les jours ?
Une autre possibilité était de retourner à Terre Neuve. Mais cela voulait dire remonter le vent et retrouver un temps plus froid. A ce stade, je me sentais à peine capable de me fier à mon propre jugement et prendre une décision, et je continuais à ruminer. Finalement, rechercher de l’aide nous parut la meilleure option. Le brouillard se levait, mais le temps était couvert avec parfois des grains. Le baromètre tombait, et cela bien sûr nous influençât. On était tous les deux plutôt déprimés, et il semblait ne pas y avoir d’alternative.
Quelques heures plus tard, peu après midi, Paul aperçut deux chalutiers. Il mit le moteur en route et fit route vers eux, utilisant aussi les voiles. Ils allaient lentement avec un filet entre eux et un autre derrière. Je réussis à me traîner sur le pont, tandis que Paul affalait. Il s’agissait de bateaux espagnols et nous eûmes un peu de mal à nous faire comprendre. Ils réalisèrent que quelque chose n’allait pas chez nous, et en passant sous le vent de l’un d’eux, Paul réussit à sauter à bord, malgré la forte houle, sans nous toucher.
Les heures suivantes furent une épreuve que j’espère ne jamais revivre. Je n’étais pas malade, seulement épuisé, et j’avais du mal à me tenir debout. Mentalement aussi, je n’arrivais pas à avoir une pensée claire. Pendant que Paul expliquait le problème à un marin qui parlait anglais, puis avec leur radio aux garde-côte de St John, à Terre Neuve. Pendant ce temps-là, j’essayais de garder Odd Times dans le sillage du chalutier, sans m’approcher trop, malgré des vertiges permanents.
Finalement Paul arriva à entrer en contact avec un navire ayant un médecin à bord, qui n’était qu’à quelque 15 h de notre position, et avec deux autres, un bateau de relevés hollandais et un remorqueur de haute mer, à environ quatre heures, et en route vers St John. Il nous semblât qu’un repos rapide, plutôt qu’une nouvelle nuit à attendre même avec une aide médicale ensuite, serait une meilleure solution, et le remorqueur se dérouta pour nous venir en aide. Quand il fut en vue, le Smit Lloyd II, Paul parvint à revenir sur Odd Times, à nouveau sans provoquer de dégâts.
Peu après 20 h, alors que la lumière baissait, nous accostâmes par le côté le remorqueur. C’est là qu’eurent lieu les premiers dommages sur le bateau, mais peu importants. Le bruit, au moment du choc provoqué par les vagues, fut horrible à entendre, sur tout le côté tribord, feux et bois arrachés. Une aussière épaisse en nylon fut passée autour du mât avec un tour sur un taquet près de l’étrave. Paul fit passer un sac avec tous les documents et affaires essentiels qu’il avait préparé à l’avance (papiers, appareils photos, livre de bord, etc. Je fus hissé à bord du remorqueur, et j’aurais laissé quelques doigts entre le gréement et la coque du bateau sans la réaction rapide d’un membre de l’équipage. Paul sauta et Odd Times fut pris en remorque. Je fus à moitié conduit à moitié porté en bas. Odd Times, encore tout à fait en état, à part les dégâts superficiels signalés, se mit en position derrière le navire, qui se mit à avancer à environ cinq nœuds. Notre bateau, avec la barre attachée au milieu, suivait docilement.
A deux heures du matin, on se rendit compte que l’amarre traînant Odd Times commençait à raguer, et elle fut remplacée par un câble par un marin du remorqueur. Apparemment le voilier était en bon état, et complètement sec à l’intérieur. Tout sembla aller bien durant les prochaines heures mais le vent fraîchit à environ 30 nœuds et la mer devint forte, les deux arrivant sur l’avant bâbord. Le Smit Lloyd II ralentit à 4 nœuds, le minimum pour permettre de garder le contrôle dans cette mer.
A 6 h 55, à 45° 00′ nord et 51° 41′ ouest, le désastre se produisit. Soit le taquet avait lâché, soit le câble enroulé autour s’était détaché, sous la tension énorme du fait d’être remorqué dans une forte houle, avec les à-coups violents supportés, mais la traction se faisait maintenant directement sur le mât, et avant que quiconque sur le remorqueur ait pu faire quelque chose, Odd Times se mit à faire des embardées brutales, avant de se faire tirer quasiment à la verticale. Le bateau se remplit d’un coup et coula. En aussi peu de temps qu’il en faut pour le dire. Le capitaine du remorqueur avait fait tout ce qu’il pouvait et n’avait d’autre option que de sectionner le câble et poursuivre sa route.
Histoire tirée du livre de Paul Gelder, Sunk without trace – 30 dramatic accounts of yachts lost at sea, Adlard Coles Nautical, Londres, 2010
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3 novembre 2017 à 23:07 |
Ça fait de la peine. Et quelle était sa maladie ?
Une histoire à ruminer quand on est seul au milieu de l’océan…
3 novembre 2017 à 23:09 |
Bizarre en effet, on ne sait pas, de quoi il souffrait, l’histoire ne le dit pas.