Le côté féminin de l’Iliade

Péplos

Mégès tua Pédaios, qui était bâtard d’Anténor, et que la mère pourtant avait élevé comme son fils, pour plaire à son époux. Mégès le frappa à la tête, sur la nuque. La lance traversa le crâne et lui coupa la langue. Et tomba le héros dans la poussière, serrant entre ses dents le bronze froid.

« Va au temple d’Athéna, dit Hector. Rassemble les femmes les plus âgées et monte au temple. Prends le péplos le plus beau, le plus grand que tu aies au palais, celui que tu aimes le plus, et va le déposer sur les genoux d’Athéna, la déesse prédatrice. Demande-lui d’avoir pitié des épouses troyennes et de leurs jeunes enfants, et supplie-la d’éloigner de nous Diomède, le fils de Tydée, parce qu’il combat avec trop de férocité et répand partout la terreur. »

Alors sa mère rassembla les servantes et les envoya chercher dans la ville toutes les nobles anciennes. Puis elle entra dans la chambre nuptiale parfumée où l’on gardait les péplos brodés par les femmes de Sidon, les péplos que le divin Pâris avait rapportés de son voyage, quand il était revenu avec Hélène, traversant la vaste mer. Et de tous les péplos, Hécube choisit le plus beau et le plus grand, tout brodé, il brillait comme une étoile, et je vous dirai ceci : c’était le dernier, celui qui sous tous les autres, était enfoui. Elle le prit et se mit en route avec les autres femmes vers le temple d’Athéna.

(La nourrice) Moi je n’étais pas là, en réalité. Mais ces choses, je les sais, parce qu’on en parlait toujours entre nous, les servantes, et toutes les esclaves de la maison. Et elles me dirent qu’Hector, quand il quitta sa mère, alla chercher Pâris, pour le ramener dans la bataille. Je le trouvai dans la chambre nuptiale, qui faisait briller ses armes splendides, le bouclier, la cuirasse, l’arc recourbé. Dans la pièce, il y avait aussi Hélène. Elle était au milieu des servantes. Toutes, elles travaillaient, avec un art merveilleux. Hector entra – il avait encore sa lance au poing, la pointe de bronze étincelait – et dès qu’il vit Pâris il se mit à hurler : « Misérable, que fais-tu ici à jouir de ta rancœur pendant que les guerriers se battent autour des hautes murailles de Troie ? Toi, en plus, qui est la cause de cette guerre. Debout, viens te battre, ou tu verras bientôt ta ville brûler dans le feu ennemi. »

Pâris… « Tu n’as pas tort de me faire des reproches, Hector, dit-il. Mais essaie de comprendre. Je n’étais pas ici pour couver ma rancune envers les Troyens, mais me livrer à ma douleur. Hélène elle aussi, avec douceur, me dit que je dois retourner dans la bataille, et c’est peut-être le mieux que je puisse faire. Attends-moi, le temps de revêtir mes armes. Ou bien pars devant, je te rejoindrai. » Hector ne répondit même pas. Dans le silence, toutes les servantes entendirent, très douce, la voix d’Hélène. « Hector, disait-elle, comme je voudrais que le jour où ma mère me mit au monde une tempête de vent m’ait emportée au loin, au sommet d’une montagne, ou dans les vagues de la mer, avant que toutes ces choses n’arrivent. Mais Pâris n’a pas l’âme forte, et il ne l’aura jamais. Viens ici, Hector, et assieds-toi près de moi. Ton cœur est oppressé par les soucis, et c’est ma faute, la mienne et celle de Pâris, celle de notre folie. Repose-toi près de moi. Tu sais, la tristesse est notre destin : mais c’est pour cela que nos vies seront chantées à jamais, par tous les hommes qui viendront.

Hector fit demi-tour et courut rapidement vers les portes Scées, il allait franchir les remparts et revenir dans la bataille quand Andromaque le vit et vint à sa rencontre, et moi derrière elle, l’enfant dans les bras, le petit, le tendre, le bien-aimé fils d’Hector, beau comme une étoile. Il nous aperçut, Hector, et il s’arrêta. Et il sourit. Cela, je l’ai vu de mes propres yeux, j’étais là. Hector sourit. Et Andromaque vint près de lui et lui prit la main. Elle pleurait et disait : « Malheureux, ta force sera ta ruine. N’as-tu donc pas pitié de ton fils, ni de moi, si infortunée ? Veux-tu que je retourne là-bas, où les Achéens se jetteront sur toi, tous ensemble, et te tueront ? » Elle Pleurait. Puis elle dit : « Hector, si je te perds, mourir sera mieux que rester vivante, car il n’y aura pas de réconfort pour moi, seulement de la douleur. Je n’ai pas de père, je n’ai pas de mère, je n’ai plus personne. Mon père, c’est Achille qui l’a tué, quand il détruisit Thèbes aux hautes portes. J’avais sept frères, et tous, Achille les a tués, le même jour, pendant qu’ils faisaient paître nos bœufs, si lents, et nos blanches brebis. Et ma mère, Achille l’emmena avec lui, et nous payâmes alors pour qu’elle nous soit rendue, et elle revint, mais pour mourir de douleur, subitement, dans notre maison. Hector, tu es pour moi un père, et une mère, et un frère, et tu es mon époux, si jeune : aie pitié de moi, reste ici, sur la tour. Ne va pas combattre sur le champ de bataille, fais reculer l’armée jusqu’au figuier sauvage, pour défendre le seul point faible des remparts, où déjà trois fois les Achéens ont tenté l’assaut, mus par leur propre courage. »

Mais Hector répondit : « Je sais tout cela moi aussi, femme. Mais la honte que j’aurais à rester au loin de la bataille serait trop grande. J’ai grandi en apprenant à être fort, toujours, et à combattre dans toutes les batailles au premier rang, pour la gloire de mon père et pour la mienne. Comment mon cœur pourrait-il me permettre aujourd’hui, de fuir ? Je le sais bien, qu le jour viendra où périra la cité sacrée de Troie, et avec elle Priam et le peuple de Priam. Et si j’imagine ce jour-là, ce n’est pas la douleur des Troyens que j’imagine, ni celle de mon père, de ma mère, ou de mes frères, tombés dans la poussière sous les coups des ennemis. Moi, quand j’imagine ce jour-là, c’est toi que je vois : je vois un guerrier achéen qui te prend et t’entraîne avec lui, en larmes, je te vois esclave, en Argos, qui tisses les vêtements d’une autre femme, et pour elle tu vas chercher de l’eau à la fontaine, je te vois pleurer, et j’entends la voix de ceux qui te regardent  et disent « Là voilà, l’épouse d’Hector, le plus fort de tous les guerriers troyens. » Que je meure avant de te savoir esclave. Que je sois sous terre avant de devoir entendre tes cris. »

« Ne t’afflige pas trop dans ton cœur. Nul ne pourra me tuer si le destin ne le veut pas ; et si le destin le veut, alors dis-toi que le destin, aucun homme, une fois qu’il est né, ne peut lui échapper. Qu’il soit lâche ou courageux. Personne. »

Iliade, Homère

Il s’agit de la version condensée de l’Iliade présentée par Alessandro Baricco, à l’origine une lecture publique avec une diffusion radio, puis un livre.

Le texte que j’ai ainsi obtenu a été effectivement lu en public à Rome et à Turin, à l’automne 2004, et il le sera sans doute encore dans le futur, chaque fois qu’un producteur courageux trouvera l’argent pour le faire. Pour la petite histoire, je voudrais dire que plus de dix mille spectateurs (payants) ont assisté à ces deux readings et que la radio italienne a retransmis en direct le spectacle de Rome, à la grande satisfaction des automobilistes et des sédentaires en tout genre. On a relevé de nombreux cas de gens restés des heures dans leur voiture, sans bouger du parking, parce qu’ils n’arrivaient pas à éteindre la radio.

A. B, mars 2005

Dans la postface :

Une des choses surprenantes de l’Iliade, c’est la force, la compassion même, avec laquelle sont rapportées les raisons des vaincus. L’histoire y est écrite par les vainqueurs, et pourtant dans la mémoire restent aussi, et peut-être surtout, les figures des Troyens, Priam, Hector, Andromaque, même des personnages mineurs comme Pandaros ou Sarpédon. Cette capacité d’être la voix de l’humanité tout entière, je l’ai retrouvée en découvrant comment les Grecs ont retransmis, dans l’Iliade, entre les lignes d’un monument à la guerre, la mémoire d’un amour obstiné pour la paix. Au premier regard, tu ne le vois pas, l’éclat des armes et des héros t’aveugle. Mais dans la pénombre de la réflexion apparaît une Iliade à laquelle tu ne t’attendais pas. Je veux dire : le côté féminin de l’Iliade. Ce sont souvent les femmes qui énoncent, de façon directe, le désir de paix. Reléguées en marge du combat, elles incarnent l’hypothèse obstinée et quasi clandestine d’une civilisation autre, libérée des devoirs de la guerre. Elles sont convaincues qu’on pourrait vivre autrement, et elles le disent. Là où elles le disent le plus clairement, c’est dans le Chant IV, petit chef-d’oeuvre de géométrie des sentiments. En un temps suspendu, volé à la bataille, Hector revient dans la cité et rencontre trois femmes : et c’est comme un voyage sur l’autre face du monde.

En réalité, elles prononcent toutes trois une même supplique, la paix, mais chacune dans sa propre tonalité sentimentale. Sa mère l’invite à prier. Hélène l’appelle à ses côtés, pour s’y reposer (et un peu plus, peut-être). Andromaque enfin, lui demande d’être un père et un mari, avant d’être un héros et un combattant. C’est dans ce dernier dialogue surtout que la synthèse est d’une clarté presque didascalique* : deux mondes possibles sont face à face, et chacun a ses raisons. Plus filandreuses, aveugles, celles d’Hector : modernes, et d’autant plus humaines, celles d’Andromaque. N’est-ce pas admirable qu’une civilisation machiste et guerrière comme celle des Grecs ait choisi de transmettre, à jamais, la voix des femmes et leur désir de paix ?

C’est par leur voix qu’on le comprend, ce côté féminin de l’Iliade : mais quand on l’a compris, on le retrouve, ensuite, partout. Nuancé, imperceptible, mais incroyablement tenace. Je le perçois très fort dans les innombrables sections où les héros, au lieu de combattre, parlent. Ce sont des assemblées sans fin, des discussions interminables, et on ne cesse de les exécrer que lorsqu’on commence à les prendre pour ce qu’elles sont, en fait : un moyen pour eux de reporter la bataille le plus possible. C’est Shéhérazade qui sauve la vie en racontant. La parole est l’arme qui leur permet de geler la guerre. Et pendant qu’ils discutent sur la façon de la faire, cette guerre, ils ne la font pas, ce qui est toujours un moyen de sauver sa vie. Ils sont tous condamnés à mort, mais ils feront durer éternellement la dernière cigarette : et ils la fument avec des mots. Ensuite, quand ils vont vraiment à la bataille, ils se transforment en héros aveugles, oubliant toute échappatoire, voués fanatiquement à leur devoir. Mais avant : avant il y a un long temps, féminin, fait de lenteurs savantes, et de regards en arrière, comme des enfants.

A. Baricco, Homère, L’Iliade

* Une didascalie est une note de l’auteur, dans une pièce, à l’intention des acteurs.

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