en 1499. Les Portugais avec la flottille de Vasco de Gama ont contourné l’Afrique par le sud, et remontent vers le nord, dans l’océan Indien. Un membre de l’équipage raconte :
Le 25 du mois de décembre, jour de Noël, nous avions découvert 70 lieues de côte. Ce même jour, après dîner, en établissant une bonnette, nous nous aperçûmes que le mât avait une fente à une brasse au-dessous de la hune. Cette fente s’ouvrait et se fermait. Nous la raccommodâmes avec des galhaubans, en attendant de trouver un port abrité où nous la réparerions. Le jeudi 28 décembre nous mouillâmes le long de la côte, et nous prîmes beaucoup de poissons. Quand vint le coucher du soleil nous remîmes à la voile et poursuivîmes notre route. Nous perdîmes là une ancre, par la rupture d’un câbleau* qui nous retenait en mer.
A partir de là nous avons navigué si longtemps en pleine mer, sans prendre port, que nous n’avions plus assez d’eau pour boire, et que nous ne pouvions nous faire à manger qu’avec de l’eau salée. On ne nous donnait à boire qu’un quartilho par jour. Il nous fallait donc nécessairement aborder dans un port. Un jeudi, qui était le 11 janvier 1498 nous fûmes en vue d’un petit fleuve, et nous mouillâmes le long de la côte. Le lendemain nous allâmes à terre dans les chaloupes. Nous y trouvâmes beaucoup de Noirs, hommes et femmes, qui étaient de grande taille, avec un seigneur parmi eux.
Le capitaine-major donna l’ordre de descendre à terre à un certain Martim Afonso, qui avait séjourné longtemps dans le Manicongo. Il était accompagné d’un autre homme. Les Noirs leur firent bon accueil. Le capitaine-major envoya au seigneur une veste de marin (jaqueta), des chausses rouges, un bonnet et un bracelet. Et lui nous dit que s’il y avait dans son pays quoi que ce fût qui nous fut nécessaire, il nous le donnerait très volontiers. Et Martim Afonso comprenait ce qu’il disait. Ce même soir ledit Martim Afonso et l’autre homme allèrent dormir chez ce seigneur, et nous, revînmes à nos navires. Pendant le trajet, ce seigneur revêtit les habits qu’on lui avait donnés, et à ceux qui venaient l’accueillir il disait avec beaucoup de satisfaction : « Vous voyez ce qu’ils m’ont donné ? » Et les autres battaient des mains par politesse. Ils firent cela trois ou quatre fois jusqu’à son arrivée au village, qu’il parcourut tout entier ainsi vêtu, jusqu’au moment où il rentra chez lui. Il fit loger dans un enclos les deux hommes qui l’avaient accompagné, et leur fit porter de la bouillie de mil – il y en a beaucoup dans ce pays –, et une poule comme celles du Portugal. Pendant toute la nuit, beaucoup d’hommes et de femmes vinrent les voir. Quand il fit jour, le 13 janvier, le seigneur vint les voir, il leur dit de s’en retourner et il envoya deux hommes avec eux. Il leur donna des poules pour le capitaine-major, en leur disant qu’il allait montrer ce qu’on lui avait donné à un grand seigneur qu’ils avaient, et qui, à ce qui nous sembla, devait être le roi de ce pays. A leur arrivée au port où se trouvaient les bateaux, il y avait bien deux cents hommes qui les suivaient pour les voir.
A ce qu’il nous sembla, ce pays est très peuplé, et il s’y trouve beaucoup de seigneurs. Les femmes nous ont paru y être plus nombreuses que les hommes, car quand il venait vingt hommes il venait quarante femmes. Les maisons son en paille. Les armes de ces gens sont de très grands arcs, des flèches et des sagaies de fer. Et il y a à ce qui nous sembla beaucoup de cuivre dans ce pays. Ils en portent aux bras, aux jambes, et dans leurs cheveux crépus. Il y a aussi de l’étain, qu’ils portent sur les garnitures de leurs poignards, dont les gaines sont en ivoire. Et les gens de ce pays apprécient fort les tissus de lin. Ils nous auraient donné beaucoup de ce cuivre en échange de nos chemises, si nous avions voulu leur vendre. Ils ont de grandes calebasses avec lesquelles ils portent de l’eau salée de la mer à l’intérieure des terres. Ils la versent dans des puits creusés dans le sol et ils en font du sel.
Nous sommes restés là cinq jours, occupés à faire l’aiguade. Les hommes qui venaient nous voir transportaient l’eau dans nos chaloupes. Nous n’en avons pas pris autant que nous aurions voulu, car le vent favorisait notre voyage. Et nous étions à l’ancre le long du rivage, exposés à la houle du large. Nous avons donné à ce pays le nom de Terra da boa gente, et au fleuve celui de rio de Cobre (il s’agit de l’Inharrime, au Mozambique, NDT).
Un lundi (22 janvier), étant en mer, nous aperçûmes une côte très basse, plantée d’arbres très hauts et serrés. Poursuivant notre route, nous vîmes un fleuve large d’embouchure. Comme il nous fallait savoir et reconnaître où nous étions, nous avons mouillé et, un vendredi à la nuit, nous y sommes rentrés. Le Berrio était là depuis la veille : c’était huit jours avant la fin de janvier, le 24. Cette terre est basse et marécageuse, et il y a de grands arbres qui donnent beaucoup de fruits de nombreuses espèces. Les habitants du pays les mangent.
Ces gens sont noirs. Ce sont des hommes au corps bien fait. Ils vont nus, portant seulement de petits pagnes de coton pour couvrir leurs parties honteuses. Les seigneurs du pays portent des pagnes plus grands. Les femmes jeunes, qui dans ce pays sont belles, ont les lèvres percées en trois endroits, et portent là des morceaux d’étain tordus. Ces gens se plaisaient beaucoup avec nous, et ils nous apportaient aux navires ce qu’ils avaient dans leurs almadies (pirogues). Et nous allions nous aussi chercher de l’eau à leur village.
Après que nous fûmes restés là deux ou trois jours, deux seigneurs du pays vinrent nous voir. Ils étaient si hautains qu’ils ne prisaient rien de ce qu’on leur donnait. L’un d’eux avait sur la tête un turban avec des liserés brodés de soie, et l’autre portait un bonnet de satin vert. Il y avait aussi avec eux un jeune homme qui, d’après ce qu’il nous faisait entendre par signes, venait d’un autre pays situé loin de là. Il disait qu’il avait déjà vu de grands navires comme les nôtres.
Ces indices nous réjouirent fort, car il nous semblait que nous approchions de notre but. Ces seigneurs firent construire à terre, le long du fleuve, près des navires, des abris en branches où ils restèrent près de sept jours. Ils envoyaient de là tous les jours troquer dans les navires des tissus qui portaient des marques faites avec de l’ocre rouge. Quand ils en eurent assez de rester là, ils partirent dans leurs almadies en remontant le fleuve.
Nous sommes restés trente-deux jours sur ce fleuve. Nous y avons fait notre provision d’eau et avons nettoyé les navires. Sur le São Rafael ils ont réparé le mât. Beaucoup de nos hommes sont tombés malades : leurs pieds et leurs mains enflaient, et leurs gencives gonflaient tellement sur leurs dents qu’ils ne pouvaient manger (il s’agit des symptômes du scorbut, NDT).
Nous avons dressé là un padrão, qui fut appelé le padrão de São Rafael, parce qu’il avait été amené par le navire de ce nom ; et le fleuve fut nommé le rio de Bons Sinais (il s’agit du Quelimane, l’une des bouches du delta du Zambèze, NDT).
* Câbleau ou câblot : cordage de médiocre grosseur servant à maintenir sur leurs grappins les embarcations légères (chaloupes, canots, barques, etc.).
Il faut s’imaginer le roi du Portugal, João II, à la fin des années 80 (du XVe siècle…), recevant les récits de Bartolomeu Dias, qui avait dépassé le sud de l’Afrique en 1488, à 800 km au nord-est du cap de Bonne espérance, sans pouvoir remonter plus loin avec un équipage à bout, menaçant de se révolter ; le roi qui se rendait compte alors que le but était proche, la voie vers les Indes était ouverte puisque la côte de l’Afrique s’orientait maintenant vers le nord.
Il faudra attendre une décennie cependant pour qu’une autre expédition soit lancée, c’est celle de Vasco de Gama, partie le 8 juillet 1497, sous le roi Manuel. L’attente d’une dizaine d’années peut s’expliquer par le voyage de Christophe Colomb en 1492, laissant penser qu’une voie vers l’Asie plus rapide et plus directe avait été trouvée. Colomb lui-même après quatre voyages en Amérique restait persuadé qu’il avait atteint l’Asie.
Quatre navires font partie de l’entreprise, le São Gabriel, commandé par Gama, le São Rafael, par son frère Paulo, le Berrio, ou São Miguel, commandé par Nicolau Coelho, et un navire d’accompagnement pour les vivres, commandé par Gonçalo Nunes. En tout 170 hommes font partie de l’équipage, 55 seulement revinrent et deux bateaux furent perdus. Le voyage dura dix mois jusqu’à Calicut, atteint le 18 mai 1998. Les Portugais restèrent trois mois en Inde, chargeant des épices et négociant avec le prince local, le Samorin, avant de partir en août 1498. Il fallut encore onze mois pour le retour à Lisbonne, en juillet 1999 pour le Berrio, et le 29 août pour le navire de Vasco de Gama, arrêté aux Açores, du fait de la mort de son frère Paulo, malade, entre le Cap Vert et les Açores. Le navire de stockage a été abandonné sur la côte africaine à l’aller, et le São Rafael fut brûlé au retour de Calicut, après une traversée difficile de trois mois pour atteindre l’Afrique, faute de marins survivants assez nombreux pour le convoyer. On dispose du récit de ce voyage, une relation anonyme[1] (attribuée à Alvaro Velho, un participant à l’expédition), récit extraordinaire qui permet de suivre avec les yeux d’un marin de l’époque la rencontre avec des terres jamais abordées par les Européens. Extrait du livre ci-dessus, sur la côte est-africaine.
[1] Récit publié par les éditions Chandeigne en 1998, à l’occasion du cinq centième anniversaire du voyage de Vasco de Gama, 1498-1998 : Vasco de Gama, La relation du premier voyage aux Indes (1497-1499), traduite et présentée par Paul Teyssier.
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